Page:Audiat - Un poète abbé, Jacques Delille, 1738-1813.djvu/32

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Pour se plaire là, il fallait bien un peu d’amour. » Hélas ! sa vue affaiblie ne lui permettait pas de jouir des plus ravissants spectacles qui puissent flatter l’imagination et les yeux. « Chacun m’affligeait inhumainement d’un plaisir que je ne pouvais partager. » À Athènes, « je pleurais de joie ; je voyais enfin tout ce que je n’avais fait que lire. Je reconnaissais tout ce que j’avais connu dès l’enfance ». Il ajoute : « En lisant tous les prodiges qu’on nous raconte des anciens, il reste un fond même d’incrédulité, au moins de défiance, qui nuit au plaisir et inquiète l’admiration ; leur grandeur même leur fait tort et l’on craint qu’il n’y ait un peu de leur fable dans leur histoire. » Ainsi pour l’Égypte ; mais les pyramides sont là qui font foi de tout le reste. « C’est ce que nous éprouvons dans Athènes, moins gigantesque dans ses monuments, mais plus véritablement grande que l’Égypte ; la ville n’existe plus que dans quelques débris ; mais à peine les eus-je aperçus, qu’une idée de grandeur se répandit sur tout ce que je n’avais pas vu et surtout ce que l’on ne pouvait plus voir. Les trois seules colonnes du temple de Jupiter m’ont tout rendu vraisemblable, tant ces restes sont frappants. » Que de remarques judicieuses ! Quel noble enthousiasme ! et quelle indignation contre les destructions stupides ! Ce classique devance les romantiques quand il s’agit des monuments anciens dédaignés de l’ignorance et de l’incurie. Jamais les Victor Hugo, les Vitet, les Montalembert n’ont plus énergiquement stigmatisé le vandalisme. « La barbare ignorance des Turcs détruit quelquefois en un jour ce qu’avaient épargné des siècles. Nous foulons aux pieds des bas reliefs sculptés par les Phidias et les Praxitèle ; je montais à côté ou j’enjambais pour n’être pas complice de ces profanations. Un magasin à poudre est établi à côté du temple (de Minerve) ; dans les dernières guerres des Vénitiens, une bombe a fait éclater le magasin et tomber plusieurs colonnes jusqu’alors parfaitement conservées. Ce qui m’a désespéré, c’est qu’on a donné l’ordre de tirer le canon pour M. l’ambassadeur. J’ai craint que cette commotion n’achevât d’ébranler le temple et M. de Choiseul tremblait des honneurs qu’on lui rendait. Ces colonnes font pitié dans leur magnificence, je demandai qui les avait ainsi mutilées : on me dit que de ces débris on faisait de la chaux. J’en pleurai de rage. »