Page:Audoux – Le Suicide, paru dans Les Cahiers d’aujourd’hui, 1913.djvu/5

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Et soudain ma pensée s’en va vers la ferme de mon enfance ; à cette heure les grands bœufs sont déjà rentrés à l’étable et ils fléchissent d’un côté sur l’autre dans l’espoir de reposer leurs jambes. Je revois le fermier frotter la semelle de ses souliers sur le seuil avant d’entrer dans sa maison. Je revois aussi la bergère et le vacher abandonnant les étables, pour venir dans la grande salle, manger la soupe du soir.

Les agneaux ont cessé de bêler dans la bergerie, et les porcs gorgés de lait caillé grognent doucement.

C’est l’heure où les champs sont devenus silencieux, et où la charrue reste seule au bord du chemin.

À présent des ombres entrent chez moi. Elles prennent tous les coins comme si elles y étaient plus à l’aise.

J’ouvre la fenêtre et je mets la table entre les deux battants.

Dans la maison d’en face une lumière vient de s’allumer.

Au fond de ma chambre les ombres s’élargissent et s’allongent, mais ici près de la fenêtre il fait encore très clair.

Le jour met bien longtemps à s’en aller ce soir. Je m’ennuie, je voudrais m’occuper à quelque chose en attendant la nuit.

La Bible est sur le coin de la cheminée ; je la prends, mais je suis faible, et elle est lourde dans mes mains ; je la dépose sur la table, et en l’ouvrant au hasard je lis ces lignes.

« Les enfants porteront la peine des parents jusqu’à la quatrième génération. »

Aussitôt mon cœur se met à trembler ; il me secoue avec une si grande violence, que ma langue se retire au fond de ma bouche pour ne pas être saisie par mes dents qui s’entrechoquent avec bruit. Ma pensée si claire tout à l’heure est maintenant pleine de trouble. Un doute plein d’angoisse se lève en moi.

Si je porte la peine de mes parents, doit-elle finir avec moi ? Et si je meurs sans l’avoir portée jusqu’au bout ?… Va-t-elle retomber sur le petit enfant qui vient de naître ?

La nuit a ramené ma peine, et pendant longtemps je la regarde face à face, et je pense à un arbre que j’ai vu l’été dernier à l’entrée d’un parc ; il portait par le milieu du tronc une blessure large et