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LIVRE IV. — A QUI EST DUE LA GRANDEUR DES ROMAINS.

aient cédé à Jésus-Christ. Or, il est certain que Jésus-Christ a pu les chasser, non-seulement de leurs temples, mais du cœur des croyants, et cela sans que les bornes de l’empire romain aient été changées. Ce n’est pas tout : avant l’Incarnation de Jésus-Christ, avant que les païens n’eussent écrit les livres que nous citons, mais après l’époque assignée à ce prétendu présage, c’est-à-dire après le règne de Tarquin, les armées romaines, plusieurs fois réduites à prendre la fuite, n’ont-elles pas convaincu la science des augures de fausseté ? En dépit de la déesse Juventas, du dieu Mars et du dieu Terme, le peuple de Mars a été vaincu dans Rome même, lors de l’invasion des Gaulois, et les bornes qui terminaient l’empire ont été resserrées, au temps d’Annibal, par la défection d’un grand nombre de cités. Ainsi se sont évanouies les belles promesses de ce grand présage, et il n’est resté que la seule rébellion, non pas de trois divinités, mais de trois démons contre Jupiter. Car on ne prétendra pas apparemment que ce soit la même chose de ne pas quitter la place qu’on occupait et de s’y réintégrer. Ajoutez même à cela que l’empereur Adrien changea depuis, en Orient, les limites de l’empire romain, par la cession qu’il fit au roi de Perse de trois belles provinces, l’Arménie, la Mésopotamie et la Syrie ; en sorte qu’on dirait que le dieu Terme, gardien prétendu des limites de l’empire, dont la résistance à Jupiter avait donné lieu à une si flatteuse prophétie, a plus appréhendé d’offenser Adrien que le roi des dieux. Je conviens que les provinces un instant cédées furent dans la suite réunies à l’empire, mais depuis, et presque de notre temps, le dieu Terme a encore été contraint de reculer, lorsque l’empereur Julien, si adonné aux oracles des faux dieux, mit le feu témérairement à sa flotte chargée de vivres ; le défaut de subsistances, et peu après la blessure et la mort de l’empereur lui-même, réduisirent l’armée à une telle extrémité, que pas un soldat n’eût échappé, si par un traité de paix on n’eût remis les bornes de l’empire où elles sont aujourd’hui ; traité moins onéreux sans doute que celui de l’empereur Adrien, mais dont les conditions n’étaient pas, tant s’en faut, avantageuses. C’était donc un vain présage que la résistance du dieu Terme, puisque après avoir tenu bon contre Jupiter, il céda depuis à la volonté d’Adrien, à la témérité de Julien et à la détresse de Jovien, son successeur. Les plus sages et les plus clairvoyants parmi les Romains savaient tout cela ; mais ils étaient trop faibles pour lutter contre des superstitions enracinées par l’habitude, outre qu’eux-mêmes croyaient que la nature avait droit à un culte, qui n’appartient en vérité qu’au maître et au roi de la nature : « Adorateurs de la créature », comme dit l’Apôtre, « plutôt que du Créateur, qui est béni dans tous les siècles[1] ». Il était donc nécessaire que la grâce du vrai Dieu envoyât sur la terre des hommes vraiment saints et pieux, capables de donner leur vie pour établir la religion vraie, et pour chasser les religions fausses du milieu des vivants.

CHAPITRE XXX.
CE QUE PENSAIENT, DE LEUR PROPRE AVEU, LES PAÏENS EUX-MÊMES TOUCHANT LES DIEUX DU PAGANISME.

Cicéron, tout augure qu’il était[2], se moque des augures et gourmande ceux qui livrent la conduite de leur vie à des corbeaux et à des corneilles[3]. On dira qu’un philosophe de l’Académie, pour qui tout est incertain, ne peut faire autorité en ces matières. Mais dans son traité De la nature des dieux, Cicéron introduit au second livre Q. Lucilius Balbus[4], qui, après avoir assigné aux superstitions une origine naturelle et philosophique, ne laisse pas de s’élever contre l’institution des idoles et contre les opinions fabuleuses : « Voyez-vous, dit-il, comment on est parti de bonnes et utiles découvertes physiques, pour en venir à des dieux imaginaires et faits à plaisir ? Telle est la source d’une infinité de fausses opinions, d’erreurs pernicieuses et de superstitions ridicules. On sait les différentes figures de ces dieux, leur âge, leurs habillements, leurs ornements, leurs généalogies, leurs mariages, leurs alliances, tout cela fait à l’image de l’humaine fragilité. On les dépeint avec nos passions, amoureux, chagrins, colères ; on leur attribue même des guerres et des combats, non-seu-

  1. Rom. i, 25.
  2. C’est Cicéron lui-même qui le déclare, De leg., lib. ii, cap. 8.
  3. Voyez Cicéron, De divin., lib. ii, cap. 37.
  4. Dans le dialogue de Cicéron sur la nature des dieux, les trois grandes écoles du temps sont représentées : Balbus parle au nom de l’école stoïcienne, Velleius au nom de l’école épicurienne, et Cotta, qui laisse voir derrière lui Cicéron, exprime les incertitudes de la nouvelle Académie.