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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome V.djvu/316

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action, et quand on ne sait pas ce que doit devenir celui qui agit, qu’il paraisse bon ou mauvais. Par exemple, un homme se plaint de l’estomac et se dispense de jeûner ; vous ne croyez pas à ce qu’il dit et l’accusez de gourmandise voilà un jugement téméraire. Ou bien sa gourmandise et son ivrognerie sont manifestes, mais, en le blâmant, vous le regardez comme incorrigible : c’est encore un jugement téméraire. Ne condamnons donc pas les actes dont le motif nous est inconnu ; et quand ils sont visiblement mauvais, ne désespérons jamais du malade ; par là nous éviterons le jugement dont il est dit : « Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas jugés. »

62. On pourrait s’étonner de ces paroles : « Car d’après le jugement selon lequel vous aurez jugé, vous serez jugés, et selon la mesure avec laquelle vous aurez mesuré, mesure vous sera faite » Quoi ! Si nous avons jugé témérairement, Dieu nous jugera-t-il aussi témérairement ? Ou si nous avons mesuré avec une mesure injuste, Dieu aura-t-il aussi une injuste mesure pour nous mesurer ? Car, sans doute, ici mesure signifie jugement. Non : Dieu ne juge jamais témérairement, et n’a de mesure injuste pour personne ; mais ce langage veut dire que la témérité avec laquelle vous jugez le prochain est nécessairement matière de punition pour vous. A moins qu’on ne s’imagine que l’injustice nuit à celui à qui elle s’adresse et non à celui de qui elle procède ; tout au contraire, bien souvent elle ne fait point de mal au premier, et nécessairement elle nuit au second. Quel mal a fait aux martyrs l’injustice de leurs persécuteurs ? Et elle en a fait beaucoup aux persécuteurs eux-mêmes. Car, bien que quelques-uns d’entre eux se soient convertis, néanmoins leur malice les aveuglait, alors qu’ils étaient persécuteurs. De même le jugement téméraire ne nuit ordinairement pas à celui sur qui on le porte ; mais il faut absolument qu’il nuise à celui qui le porte. C’est, je pense, d’après cette règle qu’il a été dit : « Quiconque frappera de l’épée, périra par l’épée[1]. » Car combien frappent de l’épée, et ne périssent point par l’épée, non plus que Pierre lui-même ? Mais qu’on ne s’imagine pas que ce soit à cause de la rémission de ses péchés que l’Apôtre a échappé à cette punition. Et d’abord ne serait-il pas par trop absurde de regarder comme plus terrible la mort par l’épée, qui n’arrive pas à Pierre, que la mort par la croix qu’on lui fait subir ? Et alors que dira-t-on des larrons crucifiés avec le Seigneur, dont l’un mérita son pardon, après avoir été crucifié[2], tandis que l’autre ne le mérita pas ? Ces deux larrons avaient-ils crucifié tous ceux qu’ils avaient tués, et mérité par là de subir eux-mêmes ce supplice ? Il serait ridicule de le penser. Que signifient donc ces paroles : « Quiconque frappera de l’épée, périra par l’épée » sinon qu’un péché quelconque donne la mort à l’âme ?


CHAPITRE XIX. LE FÉTU ET LA POUTRE.

63. Tout ce que le Seigneur dit ici a donc pour but de nous tenir en garde contre le jugement téméraire et injuste, parce qu’il veut que dans toutes nos actions, nous ayons un cœur simple et Dieu seul en vue ; parce que le motif de beaucoup d’actions étant inconnu, il est téméraire d’en juger, et que ceux qui se laissent le plus facilement aller au jugement téméraire et au blâme, sont ceux qui aiment mieux critiquer et condamner, qu’améliorer et corriger : ce qui est le défaut propre de l’orgueil et de l’envie. Pour toutes ces raisons, le Seigneur ajoute : « Pourquoi vois-tu, le fétu qui est dans l’œil de ton frère et ne vois-tu pas la poutre qui est dans le tien ? » Par exemple : cet homme a péché par colère et vous péchez par haine : eh bien ! il y autant de distance entre la colère et la haine qu’entre un fétu et une poutre. Car la haine est une colère invétérée qui a pris une telle force avec le temps, qu’on a raison de l’appeler une poutre. Il peut arriver que, tout en vous fâchant contre un homme, vous désiriez le corriger : et cela n’est pas possible avec la haine.

64. « Comment en effet dis-tu à ton frère : Laisse-moi ôter le fétu de ton œil, tandis qu’il y a une poutre dans le tien ? Hypocrite, ôte d’abord la poutre de ton œil, et alors tu songeras à ôter le fétu de l’œil de ton frère » c’est-à-dire, bannissez d’abord la haine de votre âme, et ensuite vous pourrez corriger celui que vous aimez. Et c’est avec raison qu’on dit hypocrite. Car accuser les vices est le propre des hommes justes et bienveillants ; en le faisant, les méchants usurpent

  1. Mat. 16, 52
  2. Luc. 23, 33-43