Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome V.djvu/544

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Chapitre premier - Dans les choses même naturelles, on croit souvent sans voir. Nous ne voyons pas la bonne volonté d’un ami et nous y croyons. Voit-on l’amitié ?

1. Plusieurs pensent qu’il faut rire de la religion chrétienne plutôt que l’embrasser, parce qu’au lieu de mettre sous les yeux ce qu’on peut voir, elle oblige à croire ce qu’on ne voit pas. Pour réfuter ces hommes qui s’estiment sages en ne rien croyant de ce qu’ils ne peuvent voir, nous ne pouvons sans doute découvrir aux regards humains les objets divins de notre foi ; du moins nous leur démontrons que, même dans l’ordre des choses humaines, il faut croire beaucoup de choses sans les voir. Et tout d’abord à ces insensés, tellement esclaves de leurs sens qu’ils estiment ne devoir croire que ce que les sens leur découvrent, disons que non-seulement ils croient, mais qu’ils connaissent une multitude de choses que les yeux du corps ne peuvent voir. Notre âme renferme en grand nombre des objets invisibles par nature. Pour n’en donner qu’un exemple : qu’y a-t-il de plus simple, de plus clair, de plus certain pour la vue intérieure de l’âme, que la foi même qui nous fait croire, oui que l’assurance que nous croyons une chose ou que nous ne la croyons pas, bien que cette assurance soit tout à fait étrangère à notre vue corporelle ? Comment donc ne rien croire de ce que nous ne voyons pas des yeux du corps, quand nous voyons avec certitude que nous croyons ou que nous ne croyons pas, même alors que la vue du corps ne joue aucun rôle ?

2. Mais, dit-on, nous n’avons pas besoin de connaître par les yeux du corps ce qui se passe dans l’âme, puisque nous pouvons le voir dans l’âme elle-même ; tandis que ce que vous voulez nous faire croire, vous ne nous le montrez ni au dehors pour nous le faire voir des yeux, du corps, ni au dedans de notre âme Pour nous le faire voir par, la pensée. Voilà ce qu’ils disent : comme si on exigeait la foi pour tout objet qui peut être présenté aux sens. Nous devons certainement croire à certaines choses temporelles que nous ne voyons pas, pour mériter de voir les choses éternelles que nous croyons. Mais, qui que tu sois, toi qui ne veux croire que ce que tu vois, voilà que tu connais les corps présents par les yeux du corps, et par ton esprit, les volontés et les pensées de ton esprit : mais dis-moi, je te prie, de quels yeux vois-tu les dispositions de ton ami envers toi ? Car il est impossible de voir une volonté par les yeux du corps. Est-ce par ton esprit que tu vois ce qui se passe dans l’esprit d’un autre ? Or si tu ne le vois pas, comment réponds-tu par la bienveillance à la bienveillance d’un ami, puisque tu ne crois à rien de ce que tu ne vois pas ? Diras-tu, par hasard, que tu vois la volonté d’un autre par ses actes ? Soit : tu verras les actes, tu entendras les paroles, mais tu croiras seulement à la volonté de ton ami, laquelle ne peut ni se voir ni s’entendre. Car cette volonté n’est pas une couleur ou une figure qui puisse frapper les yeux, ni un son ou un chant qui pénètre dans les oreilles ; elle n’est point ta volonté non plus, et tu ne saurais la sentir dans ton propre cœur. Il ne te reste donc qu’à croire ce que tu ne vois pas, ce que tu n’entends pas, ce que. tu ne découvres point en toi-même, si tu ne veux ni vivre dans l’abandon et l’isolement, faute d’ami, ni manquer de payer de retour l’affection qu’on te témoigne. Où est maintenant ce que tu disais tout à l’heure : que tu ne dois croire que ce que tu vois, ou extérieurement des yeux du corps, ou intérieurement dés yeux de l’âme ? Voilà que de tout ton cœur tu crois à un cœur qui n’est point le tien, et que ta foi aperçoit ce que ne peuvent découvrir ni les yeux de ton