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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome VI.djvu/136

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se développant il marche, il ne cessera de marcher qu’à la mort. Il lui faudra revenir alors, mais avec allégresse. Et qui ne pleure dans cette triste vie, puisque l’enfant même commence par là ? Cet enfant est jeté en naissant du sein étroit de sa mère dans ce monde immense, il passe des ténèbres à la lumière ; et toutefois, en passant des ténèbres à la lumière, il ne peut voir, mais il peut pleurer. Telle est en effet cette vie, que dans les moments de gaîté on doit craindre de s’égarer, et qu’au moment des pleurs, on prie d’en être délivré : un chagrin s’en va pour faire place à un autre. Les hommes rient et ils pleurent ; et il faut pleurer surtout de ce qui les fait rire. L’un pleure un dommage éprouvé par lui ; l’autre pleure la gêne qu’il endure, car il est dans les cachots ; un autre encore pleure la mort de l’un de ses plus chers amis ; celui-ci pour une chose, celui-là pour une autre. Et le juste ? Il pleure d’abord de tout cela : car il pleure avec mérite ceux qui pleurent sans mérite. Il pleure ceux qui pleurent, il pleure aussi ceux qui rient ; car c’est pleurer follement que de pleurer pour des choses vaines ; et rire aussi de choses vaines, c’est rire pour son malheur. Le juste pleure partout, il pleure donc davantage.
5. Mais « ils viendront avec allégresse, portant leurs gerbes dans leurs mains. » Vois-tu ici la joie de l’homme juste lorsqu’il fait le bien ? Sans doute il est alors dans la joie ; car Dieu aime celui qui donne avec joie. [1]. Quand donc pleure-t-il ? Quand il demande de faire ses bonnes œuvres. Le psaume a voulu recommander la prière aux saints, la prière aux voyageurs, la prière à ceux qui se fatiguent sur ce chemin, la prière à ceux qui aiment, la prière à ceux qui gémissent, la prière à ceux qui soupirent après l’éternelle patrie, jusqu’à ce que les affligés d’aujourd’hui soient heureux de la voir. Car, mes frères, tant que nous sommes dans ce corps nous voyageons loin du Seigneur[2] ; et voyager sans pleurer, ce n’est pas soupirer après la patrie. Si tu la désires réellement, répands des larmes ; comment, sans cela, pourras-tu dire à Dieu : « Vous avez mis mes larmes devant vos yeux ?[3] » Comment pourras-tu lui dire encore : « Mes larmes, jour et nuit, sont ma nourriture ? – Elles sont ma nourriture », elles calment mes gémissements, elles apaisent ma faim. « Elles sont, jour et nuit, ma nourriture ; » pourquoi ? « Parce qu’on me dit chaque jour : Où est ton Dieu[4] ? » Quel juste n’a répandu de ces larmes ? N’en avoir pas versé, c’est n’avoir pas gémi sur son pèlerinage. Mais de quel front entrer dans la patrie, si dans l’éloignement on n’a pas soupiré après elle ? Chaque jour ne nous dit-on pas : « Où est ton Dieu ? » Apprenez, mes frères, apprenez à être du petit nombre. Que votre vie soit bonne, marchez dans la voie de Dieu et observez qu’on vous dit : « Où est ton Dieu ? » Heureux si on vous le dit, malheureux si vous le dites. Quand nous défendons la foi chrétienne et qu’on nous répond : Le nom du Christ se prêche partout, pourquoi les calamités sont-elles multipliées ? n’est-ce pas comme si l’on nous disait : » Où est ton Dieu ? » On gémit en entendant ce langage, parce qu’on périt en le prononçant.
6. Les hommes religieux, les hommes saints répandent des larmes ; on les voit dans leurs prières. Ils sont gais en faisant le bien, mais ils pleurent pour obtenir de le faire, et ils pleurent après l’avoir fait. En pleurant ils cherchent à le faire, en pleurant ils le mettent en sûreté après l’avoir fait. Ainsi les larmes des justes sont fréquentes dans cette vie, le seront-elles dans la patrie ? Pourquoi pas ? Parce qu’ils « reviendront avec allégresse, portant les gerbes « dans leurs mains. » La félicité se montre, les larmes reparaissent-elles ?
Quant à ceux qui rient vainement ici et qui vainement pleurent, emportés par leurs passions ; qui gémissent quand on les a trompés et qui se réjouissent quand ils trompent ; ils pleurent aussi le long de ce chemin, mais on ne peut dire d’eux qu’ « ils viendront dans l’allégresse, portant leurs gerbes dans leurs mains. » Que moissonnent-ils, sans avoir rien semé ? Hélas ! ils moissonnent ce qu’ils ont semé ; ils ont semé des épines, ils moissonnent des flammes. Ils ne vont pas des larmes à la joie, comme les saints qui « allaient et pleuraient, en répandant leurs semences et qui viendront dans la joie. » Infortunés ! ils passent des larmes aux larmes, des larmes mêlées de quelque joie aux larmes privées de toute joie. Et que deviendront-ils ? Où vont-ils après la résurrection ? Où ? n’est-ce pas où a dit le Seigneur : « Liez-lui les mains et les pieds, puis le jetez dans les ténèbres extérieures. » – Et ensuite ? – Crois-tu que ces ténèbres soient sans douleur ? qu’ils iront à tâtons sans souffrir ? qu’ils seront privés de la vue sans être tourmentés ? Nullement. Il n’y a pas là que des ténèbres, les malheureux, ne sont pas seulement dépouillés de ce qui faisait leur joie, on

  1. 2 Cor. 9, 7
  2. Id. 5, 6
  3. Ps. 55, 9
  4. Ps. 41, 4