Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome VI.djvu/457

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divin banquet. Mais pendant que celle-ci recueillait d’une manière si suave sa douce parole, pendant qu’elle se nourrissait si avidement à sa table, quelle ne fut pas sa crainte lorsque sa sœur en appela au Seigneur ? Ne tremblait-elle pas que le Sauveur ne lui dit : Lève-toi et aide ta sœur ? Elle goûtait en effet de merveilleuses délices, car les délices de l’âme l’emportent sur celles des sens. Enfin on l’excuse et elle se trouve plus tranquille. Mais comment Jésus l’excuse-t-il ? Soyons attentifs, examinons ; approfondissons autant que nous en sommes capables ; c’est pour nous aussi le moyen de nourrir notre âme.
2. Comment donc Marie fut-elle justifiée ? Nous imaginerons-nous que le Seigneur blâma les fonctions de Marthe, de Marthe appliquée aux devoirs de l’hospitalité et heureuse hôtesse du Seigneur lui-même ? Mais comment la blâmer de la joie que lui inspirait un tel hôte ? S’il en était ainsi, ne devrait-on pas renoncer au service des pauvres, choisir la meilleure part, la part qui ne sera point ôtée, s’appliquer à la méditation, soupirer après les délices de l’instruction, ne s’occuper que de la science du salut, sans se demander s’il y a quelque étranger à recueillir, quelque pauvre qui manque de pain ou de vêtements, quelque malade à visiter, quelque captif à racheter, quelque mort à ensevelir ? Ne faudrait-il pas enfin laisser là les œuvres de miséricorde et ne s’adonner qu’à la science sainte ? Si la part de Marie est la meilleure, pourquoi tout le monde n’en ferait-il pas choix ? N’aurions-nous pas pour défenseur le Seigneur lui-même ? Comment craindre de blesser ici sa justice, puisqu’il a rendu d’avance une sentence si favorable ?
3. Ce n’est pas cela néanmoins ; et le Seigneur a bien dit. La chose n’est pas comme tu l’entends, elle est comme tu dois l’entendre. Remarque bien : « Tu t’occupes de beaucoup de choses, quand il n’y en a qu’une de nécessaire. Marie a choisi la meilleure part. » La tienne n’est pas mauvaise, la sienne est meilleure. Pourquoi meilleure ? Parce que tu t’occupes de beaucoup de choses, et elle d’une seule. Or l’unité est au-dessus de la multiplicité, car l’unité n’a pas été produite par la multiplicité, mais la multiplicité par l’unité. La multiplicité a été créée et créée par un seul. Le ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils renferment, quelle foule d’objets ! Qui pourrait les énumérer, s’en figurer même la quantité ? Qui les a faits ? Dieu seul. Et voilà que tous sont très-bons [1]. Mais si toutes ces œuvres sont bonnes, combien meilleur encore Celui qui en est l’auteur ! Considérons à ce point de vue les occupations que suscite cette multitude d’êtres créés. Il est nécessaire de travailler à nourrir le corps. Pourquoi ? Parce que ce corps a faim, parce qu’il a soif. Il est nécessaire d’exercer la miséricorde envers les malheureux. Tu partages ton pain avec celui qui a faim. Pourquoi ? Parce que tu l’as rencontré souffrant de la faim. Suppose que personne n’endure plus la faim ; avec qui partager encore ? Qu’il n’y ait plus d’étranger ; à qui faire l’hospitalité ? Qu’il n’y ait plus de pauvre sans vêtements ; à qui en préparer ? Supprime la maladie ; qui visiter encore ? La captivité ; qui racheter ? Les querelles ; qui réconcilier ? La mort ; qui ensevelir ? Or, aucun de ces maux n’existera dans la vie future ; ni conséquemment aucun de ces services ; et Marthe avait raison de pourvoir aux besoins corporels, mais aux besoins corporels volontaires du Seigneur, de servir sa chair mortelle. Qui était dans cette chair mortelle ? « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. » Voilà Celui qu’écoutait Marie. « Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous[2]. » Voilà Celui que servait Marthe ; et c’est pourquoi « Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée : » elle a choisi ce qui subsiste éternellement ; cela « ne lui sera point ôté. » Elle a voulu ne s’occuper que de cela seul, et déjà elle goûtait combien il est bon de s’attacher à Dieu[3]. Assise aux pieds de notre Chef, plus elle s’humiliait, plus elle recevait de lui. L’eau cherche le fond des vallées et fuit les hauteurs de la colline. Ainsi donc le Seigneur ne blâma point ce qu’elle faisait ; il distingua les fonctions. « Tu t’occupes de beaucoup de choses ; or, il n’y en a qu’une de nécessaire », et Marie en a fait choix. Quand cesseront les travaux produits par la multiplicité, restera l’amour de l’unité ; c’est ainsi que son choix « ne lui sera point ôté. » Mais le tien, c’est la conséquence, conséquence sous-entendue ; mais le tien te sera ôté. Et toutefois il ne te sera ôté que pour ton avantage, que pour être remplacé par quelque chose de meilleur. À tes travaux en effet succédera le repos, et aux inquiétudes de la navigation la sécurité du port.

  1. Gen. 1, 31
  2. Jn. 1, 1-14
  3. Psa. 72, 28, 29