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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome VI.djvu/86

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manière et dans le temps que tu ne penses pas. Lorsque tu agis je garde le silence, mais je ne le garde point quand je juge. « Je t’accuserai. » Et que te ferai-je alors ? « Je te placerai en face de « toi-même. » En faisant le mal tu crois encore être bon parce que tu refuses de te considérer. Tu critiques les autres sans te regarder ; tu accuses les autres sans penser à toi : tu les fais poser devant tes yeux et tu te places derrière toi-même. En t’accusant je fais le contraire. C’est toi-même que je place devant toi-même. Tu te verras alors et tu te plaindras ; mais il n’y aura plus moyen de te corriger. Tu méprises donc le temps de la miséricorde ; viendra le jour du jugement ; car tu as chanté toi-même dans mon Église : « Je chanterai, Seigneur, votre miséricorde et votre jugement [1]. » Ce cri sort de notre bouche et les Églises redisent partout en l’honneur du Christ : « Je chanterai, Seigneur, votre miséricorde et votre jugement. » Nous sommes au temps de la miséricorde et pas encore à l’époque du jugement : corrigeons-nous. Voici le temps, le moment convenable ; nous avons péché, corrigeons-nous. Nous ne sommes point encore au terme de la voie ; le jour n’est pas tombé, nous n’avons point rendu le dernier soupir : ah ! Ne désespérons point, ce serait aggraver le mal. Pour effacer les péchés, hélas ! si facilement explicables des mortels, péchés d’autant plus fréquents qu’ils sont de moindre gravité, Dieu a établi dans son Église, pour le temps de la miséricorde, un remède à prendre chaque jour. « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés[2]. » Cette prière doit nous purifier et nous disposer à approcher de l’autel, à recevoir le corps et le sang de Jésus-Christ.
6. Ce qu’il y a de plus douloureux, c’est qu’on méprise complètement ce divin remède : il est des hommes qui refusent le pardon à qui les offense, qui vont même jusqu’à ne vouloir pas le demander à ceux qu’ils blessent. La tentation a pénétré dans l’âme, la colère s’y est glissée, elle y a établi son empire et s’y est rendue tellement maîtresse, que le cœur a été bouleversé et que la langue a vomi les outrages et les injures. Ne vois-tu pas où elle t’a poussé ? Ne vois-tu pas où elle t’a précipité ? Corrige-toi enfin, dis J’ai mal fait, j’ai péché. Tu ne mourras pas de parler ainsi : crois-en, non pas moi, mais Dieu même. Que suis-je, hélas ? Un homme, votre semblable, chargé de chair et d’infirmité. Nous croyons en Dieu. Attention à vous ! Le Christ Notre-Seigneur a dit, remarquez bien : « Si ton frère a péché contre toi, reprends-le entre toi et lui seul. S’il t’écoute, tu auras gagné ton frère ; s’il ne t’écoute point, prends encore avec toi une ou deux personnes, et sur la parole de deux ou trois témoins tout sera avéré. S’il ne les écoute pas eux-mêmes, réfères-en à l’Église, et s’il n’écoute pas l’Église non plus, qu’il te soit comme un païen et un publicain [3]. » Le païen est un gentil, et le gentil est celui qui ne croit point au Christ. Si donc on n’écoute pas l’Église, on est mort. Mais on est vivant ; dis-tu ; on entre dans l’Église, on se signe, on fléchit le genou, on prie, on approche de l’autel. Peu importe ! Que l’on « soit pour toi comme un païen et un publicain. » Ne considère point ces trompeuses apparences : tout vivant, on est mort. D’où vient cette vie ? Comment se soutient-elle. ? Je dis à quelqu’un devant vous : Tu as fait cela, – Était-ce un si grand mal, répondra-t-il ensuite. Il devrait m’avertir secrètement, me dire en particulier que j’ai mal fait, je reconnaîtrais ainsi ma faute, Pourquoi m’accuser en public ? – J’ai fait ce que tu demandes et tu ne t’es point corrigé ? Je l’ai fait et tu continues ? Je l’ai fait et dans ton cœur tu prétends encore avoir bien agi ? Es-tu juste, parce que Dieu se tait ? N’as-tu point manqué, parce que Dieu ne punit pas encore ? Ne crains-tu pas d’entendre : « Je t’accuserai ? » Ne crains-tu pas : « Je te placerai en face de toi-même ? » Ne le crains-tu pas ?
7. Mais le jugement, dis-tu, est encore éloigné. D’abord qui t’a dit que le jour du jugement est encore loin ? Si ce jour est encore loin, ton jour l’est-il également ? Comment en sais-tu l’époque ? Beaucoup ne se sont-ils pas endormis pleins de santé pour devenir des cadavres glacés ! Ne portons-nous pas la mort avec nous dans notre corps ? Ne sommes-nous pas plus fragiles, que si nous étions de verre ? Tout fragile qu’il soit, le verre avec des précautions peut durer longtemps, et l’on rencontre, entre les mains de petits-fils et d’arrière-petits-fils, des coupes où ont bu des aïeuls et des bisaïeuls. Tant de fragilité s’est conservée pendant de longues années. Nous autres mortels nous sommes fragiles et nous marchons chaque jour au milieu des

  1. Ps. 100, 1
  2. Mt. 6, 12
  3. 18, 15-17