femme enceinte, en effet, a l’espérance d’un fils, mais d’un fils qu’elle ne voit pas encore ; celle qui allaite, embrasse le fils qu’elle espérait. Prenons, pour plus de lumière, une comparaison : Quelle villa magnifique a mon voisin ! si elle m’appartenait ! comme je la joindrais à la mienne, et des deux n’en ferais qu’une seule ! L’avarice aussi aime l’unité : ce qu’elle aime est un bien ; mais elle ne sait où il faut l’aimer. Cet homme convoite la terre de son voisin, mais ce voisin est riche, il n’a besoin de rien, il a des honneurs, il a même de la puissance, et il y a plus de motifs peut-être d’appréhender sa puissance, qu’il n’y en a d’espérer sa terre : notre avare n’espérant rien, ne conçoit pas, son âme ne ressemble pas à la femme enceinte. Mais que le voisin soit pauvre, qu’il se trouve dans la nécessité de vendre son bien ou qu’on puisse l’y forcer, notre avare ouvre les yeux, il espère la villa son âme est enceinte, elle a l’espoir qu’elle pourra acquérir et posséder la terre d’un voisin pauvre. Et lorsque ce voisin dans l’indigence, pressé par le besoin, vient trouver son voisin riche, pour lequel peut-être il est d’ordinaire obséquieux, pour qui il a de la déférence jusqu’à se lever à son arrivée, le saluer en inclinant la tête ; prêtez-moi, je vous en prie, dit-il, je suis dans le besoin, un créancier me presse. Je n’ai rien sous la main, répond le riche, qui aurait si l’autre voulait vendre. Nous savons tout cela, nous avons eu de ces gens parmi nous ; puissions-nous n’en plus avoir ! Nous ne sommes pas d’hier, nous ne sommes pas pour aujourd’hui seulement ; il est temps encore de se corriger : nous n’en sommes pas encore à cette séparation des uns à droite, des autres à gauche[1] ; nous ne sommes pas encore dans les enfers, où était c riche qui soupirait après une goutte d’eau[2] : écoutons pendant que nous sommes en vie, et corrigeons-nous. Ne désirons pas le bien des autres, afin de ne ressembler pas aux femmes enceintes ; ne les possédons point, afin de ne point les embrasser, comme on embrasse des enfants : « Malheur aux femmes qui seront en ces jours enceintes, ou nourrices ». Il faut changer, il faut élever notre cœur, ne pas demeurer de cœur ici-bas. C’est une région maudite, qu’il nous suffise de la nécessité d’y demeurer de corps ; ne faisons rien de ce qui n’est pas nécessaire. Qu’à chaque jour suffise sa peine[3] ; et que notre cœur habite plus haut. « Si vous êtes ressuscités avec le Christ (dit l’Apôtre aux fidèles, qui reçoivent le corps et le sang du Seigneur) « si vous êtes ressuscités avec le Christ, ayez du goût pour les choses du ciel, où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu. Cherchez les choses d’en haut, et non les choses de la terre. Car vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ »[4]. Ce qui nous est promis n’apparaît pas encore ; il est préparé, mais vous ne le voyez point. Tu es gros de désirs, sois-le de ces désirs-là ; que telle soit ton espérance : et alors tu aboutiras à un enfantement certain, non plus à un avortement, ni à rien d’ici-bas ; tu embrasseras dans l’éternité le fruit que tu auras mis au monde. C’est ainsi que le prophète Isaïe s’écriait : « Nous avons conçu et nous avons enfanté un souffle de salut »[5]. Tout cela est donc dans l’éloignement, on ne le donne point aujourd’hui, mais un jour on le donnera. Combien Dieu nous a-t-il déjà donné ? qui pourra compter ses dons d’après les saintes Écritures ? Il y est parlé de l’Église, nous la voyons établie ; il y est parlé de la destruction des idoles, et nous voyons qu’elles ne sont plus ; il y est écrit que les Juifs perdront leur royaume, c’est ce que nous voyons ; il y est écrit qu’il y aura des hérétiques dans l’avenir, et nous les voyons ; il y est parlé du jour du jugement, il est parlé encore de la récompense des bons, de la peine des méchants ; et Dieu, que nous voyons fidèle en tout le reste, pourrait-il faiblir et nous tromper en ce dernier point ? « Le Seigneur prendra soin de moi. C’est vous, ô mon Dieu, qui êtes mon soutien, mon protecteur ; ô mon Dieu, ne tardez point. Si ces jours n’eussent été abrégés, nulle chair n’eût pu être sauvée ; mais ils seront abrégés en faveur des élus »[6]. Ces jours seront des jours de tribulation et ne seront pas aussi longs qu’on le croit. Ils passeront avec rapidité, et alors viendra le repos qui ne passera point, quoiqu’on doive, ce semble, acquérir par une longue douleur un bien sans limite.
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