Aller au contenu

Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome X.djvu/151

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

rien n’est endommagé par la grêle, rien n’est stérile, rien ne s’aigrit dans tes vins, rien n’avorte dans les troupeaux, rien ne te fait déchoir des dignités que tu occupes dans le monde, lorsque tes amis vivent, et te gardent leur amitié, que tes clients sont nombreux, tes enfants soumis, tes serviteurs respectueux, ton Épouse dans un parfait accord ; c’est là, dit-on, une maison heureuse ; trouve alors une douleur, si tu le peux, et ensuite invoque le Seigneur. Elle te paraît contradictoire, cette parole de Dieu qui nous dit de pleurer dans la joie, de nous réjouir dans la douleur. Écoute celui qui se réjouit dans l’affliction « Nous nous glorifions », dit l’Apôtre, « au milieu de la tristesse[1] ». Quand l’homme pleure dans sa joie, vois s’il n’a pas trouvé l’affliction. Que chacun examine la joie qui a fait tressaillir son âme, qui l’a enflée d’un certain orgueil, qui t’a élevée et lui a fait dire r Je suis heureuse. Qu’il voie si ce n’est point une félicité qui s’écoule, et s’il peut s’assurer qu’elle sera éternelle. S’il n’en a point la certitude, s’il voit que tout ce qui constitue son bonheur n’est que d’un moment, c’est là le fleuve de Babylone, qu’il s’asseye au-dessus et qu’il pleure. Or, il s’assiéra et pleurera s’il se ressouvient de Sion. O bienheureuse paix que nous contemplerons en Dieu ! Sainte égalité dont nous jouirons avec les anges ! Sainte vision, spectacle incomparable ! Il est vrai qu’il y a des charmes aussi qui vous retiennent à Babylone ; loin de vous tous ces liens, loin de vous leur séduction ! Autres sont les consolations de la captivité, autres les joies de la liberté. « Assis sur les fleuves de Babylone, nous avons pleuré au souvenir de Sion ».
6. « Aux saules de ses rivages nous suspendîmes nos cithares[2] ». Ils ont leurs harpes, les habitants de Jérusalem ; ils ont les saintes Écritures, les préceptes ; les promesses de Dieu, les pensées de l’autre vie ; mais quand ils se trouvent au milieu de Babylone, ils suspendent ces harpes aux saules du rivage. Le saule est un arbre stérile, et dont le nom ici ne signifie rien de bon, bien qu’ailleurs il puisse avoir un autre sens. Mais ici, ne voyons sur les fleuves de Babylone que des arbres stériles. Les fleuves de Babylone les arrosent, et néanmoins ils ne produisent aucun fruit. De même qu’il est des hommes cupides, avares, stériles en bonnes œuvres, ainsi en est-il des citoyens de Babylone, qui ressemblent aux arbres de ces contrées, s’abreuvent de toutes les voluptés passagères, comme des eaux des fleuves de Babylone. Tu y cherches du fruit sans en trouver jamais. Quand nous rencontrons ces hommes, nous nous trouvons avec ceux qui sont au milieu de Babylone. Il est en effet une différence bien grande entre le milieu de Babylone et l’extérieur. Il en est qui ne sont pas au milieu, qui ne sont point si profondément plongés dans les convoitises et les voluptés mondaines. Mais ceux qui sont complètement adonnés à la malice, pour parler ouvertement, sont au milieu de Babylone, bois stériles, comme les saules de Babylone. Lorsque nous les rencontrons, et que nous les voyons tellement stériles, qu’on trouve à peine en eux rien qui les puisse ramener à la vraie foi, ou aux bonnes œuvres, ou à l’espérance de la vie éternelle, ou au désir d’être délivrés de cette mortalité qui les tient en servitude, nous savons les Écritures, nous pourrions leur en parler ; mais ne trouvant en eux aucun fruit, par où nous puissions commencer, nous nous détournons en disant : Ils ne goûtent point encore ces vérités, ils ne les comprennent point. Quoi que nous puissions dire, ils ne l’accueilleront qu’avec défaveur, avec répugnance. Mais nous abstenir des saintes Écritures, c’est suspendre nos harpes aux saules du rivage, et ces saules ne sont que des arbres stériles saturés de voluptés passagères, comme des fleuves de Babylone.
7. Et voyez si ce n’est point là ce que nous donne la suite du psaume « Aux saules qui couvraient ces eaux, nous suspendîmes nos cithares. Là, ceux qui nous avaient emmenés captifs nous demandèrent des cantiques, et ceux qui nous avaient arrachés à la patrie, des hymnes », sous-entendez « nous demandaient ». Ils exigeaient de nous des cantiques et des hymnes, ceux qui nous ont emmenés captifs. Quels sont, mes frères, ceux qui nous ont emmenés en captivité ? Quels hommes nous ont imposé le joug de la servitude ? Jérusalem subit autrefois le joug des Perses, des Babyloniens, des Chaldéens, et des rois de ces contrées, et cela depuis la composition des psaumes, et non lorsque David les chantait. Mais, nous vous l’avons déjà dit, ce qui arrivait littéralement en cette ville était la figure de ce qui devait nous arriver, et il est facile de nous montrer que nous sommes en captivité. Nous ne respirons point encore l’atmosphère de cette liberté que nous espérons ; nous ne jouissons pas de la pure vérité ni de cette sagesse immuable, qui néanmoins renouvelle toutes choses[3]. Les terrestres voluptés ont pour nous des charmes, et chaque jour il nous faut combattre les suggestions des coupables convoitises : à peine pouvons-nous respirer, même pendant la prière : c’est alors que nous sentons notre captivité. Mais qui nous a réduit à cet esclavage ? Quels hommes ? quelle nation ? quel roi ? Si nous sommes rachetés, nous étions donc captifs. Qui nous a rachetés ? le Christ. Des mains de qui nous a-t-il rachetés ? du diable. Le diable donc et ses anges nous ont emmenés en captivité, et n’eussent pu nous emmener sans notre consentement. C’est donc nous qui sommes emmenés captifs, et je vous ai dit par qui ; c’est par ces mêmes voleurs qui blessèrent cet homme de l’Évangile qui descendait de Jérusalem à Jéricho, et qu’ils laissèrent à demi mort[4]. C’est lui que rencontra notre gardien, c’est-à-dire le samaritain, car samaritain signifie gardien, et à qui les Juifs faisaient ce reproche : « N’avons-nous pas raison de dire que vous êtes un samaritain et un possédé du démon[5] ? » Pour lui, repoussant l’un de ces outrages, il accepta l’autre : « Je ne suis point possédé du démon », répondit-il, mais il n’ajouta pas, ni samaritain ; et, en effet, si ce divin Samaritain ne veille sur nous, c’en est fait de nous. Donc ce samaritain passant près de cet homme abandonné par les voleurs, vit ses blessures, et le recueillit comme vous savez. De même qu’on appelle voleurs ceux qui nous ont infligé les plaies du péché, on les regarde aussi comme des vainqueurs qui nous emmènent en captivité, à cause de l’assentiment que nous donnons à notre servitude.
8. Ces vainqueurs donc qui nous ont emmenés, le diable et ses anges, quand nous ont-ils parlé et demandé les cantiques de Sion ? Que faut-il comprendre par là, sinon que c’est le diable qui parle et qui agit en ceux qui nous font les mêmes questions ? « Pour vous », dit l’Apôtre, « qui étiez morts par vos péchés et par vos crimes, qui marchiez autrefois selon l’esprit de ce monde, selon le principe des puissances de l’air, cet esprit qui agit maintenant

  1. Rom. 5,3
  2. Ps. 136,2
  3. Sag. 7,27
  4. Lc. 10,30 ss
  5. Jn. 8,48