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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome X.djvu/49

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qui s’élancent avec fracas, entraînent celui qu’ils rencontrent, mais en qui n’est pas le Seigneur ; pour l’homme, en effet, qui a en lui le Seigneur, son âme traverse le torrent. Ce torrent coule encore, mais l’âme des martyrs l’a déjà traversé. Ce torrent est toujours torrent, tant qu’il roule des hommes par la naissance et par la mort : de ce torrent viennent les persécutions. C’est là qu’a bu, le premier, notre chef dont il est dit dans un psaume : « Il boira, en chemin, de l’eau du torrent[1] ».C’est des eaux de ce torrent, qui désigne le peuple persécuteur, qu’a – bu celui qui dit à ses disciples : « Pouvez-vous boire du calice que je boirai moi-même[2] ? Il « boira en chemin de l’eau du torrent ». Qu’est-ce à dire, « boire en chemin ? » Boire en passant, et sans s’arrêter. Il a bu en chemin, sans doute, parce qu’il est dit de lui : « Il ne s’est point arrêté dans la voie des pécheurs[3] ». Il a bu en passant. Que dit ensuite le Prophète ? « C’est pour cela qu’il élèvera la tête. Il a bu en chemin de l’eau du torrent, aussi élèvera-t-il la tête ». Déjà notre chef est élevé, parce qu’il a bu en chemin de l’eau du torrent ; car Notre-Seigneur a souffert. Si donc la tête est dans les cieux, comment le corps peut-il redouter le torrent ? Parce que la tête est élevée, le corps dit sans hésitation : « Notre âme a franchi le torrent ; notre âme aurait-elle peut-être franchi des eaux sans substance[4] ? » Telle est l’eau dont le Prophète a dit : « Les eaux nous eussent peut-être submergés ». Mais qu’est-ce que cette eau sans substance ? Que signifie « sans substance ? »
8. Et d’abord, pourquoi ce « peut-être ? »« Notre âme aurait-elle peut-être franchi des eaux sans substance ? » Les latins ont rendu comme ils ont pu, par forsitan, le mot ara des Grecs. On trouve, en effet, dans les exemplaires grecs, l’expression ara, qui marque un doute, et que l’on a voulu rendre par fortasse, qui ne la rend point complètement. Nous pouvons l’exprimer par un mot qui n’est pas latin, mais qui peut aider vos intelligences. Ce que les Carthaginois expriment par jar, non pour signifier le bois, mais le doute, les Grecs l’expriment ara, et les Latins par Putas, penses-tu ainsi : Penses-tu que j’aie franchi ? Mais en disant : Forsitan evasi, peut-être ai-je franchi, on n’exprime pas le même sens ; et toutefois le putas qui est familier, n’est point latin. J’ai pu, néanmoins, l’employer en vous parlant ; car souvent j’emploie des termes qui ne sont pas latins, afin d’aider votre intelligence. Ou n’a pu mettre cette expression dans l’Écriture, parce qu’elle n’est pas latine, et le latin se trouvant en défaut, on a pris une expression qui n’avait pas le même sens. Voici donc comme il faut comprendre : Notre âme aurait-elle bien pu franchir une eau sans substance ? Pourquoi ce putas douteux ? Parce que la grandeur du péril rend ce passage à peine croyable. Ils ont enduré de grands tourments, fait face à d’effroyables périls. Ils ont été pressés de telle sorte, que peu s’en est fallu qu’ils ne succombassent pendant leur vie, qu’ils ne fussent absorbés tout vivants. Mais quand enfin ils sont échappés-, quand ils sont en sûreté, ils disent au souvenir de ces dangers : « Notre âme a-t-elle bien pu traverser cet abîme sans fond ? »
9. Quelle est cette eau sans substance, sinon l’eau sans substance des péchés ? Car les péchés n’ont aucune substance. Ils ont la pauvreté, mais aucune richesse, aucune substance ; l’indigence, mais aucune substance. C’est dans cette eau sans substance que le plus jeune des deux fils dissipa tout son bien. Car-, vous le savez, il s’en alla et dit à son père : « Donnez-moi la portion de la substance qui me revient ». Pourquoi demander ? Elle est mieux conservée entre les mains de ton père ; elle est à toi, et tu veux la dissiper, tu veux t’en aller au loin. « Donnez-moi », oui, « donnez-moi ». Et le père la lui donna. Puis il s’en alla dans un pays lointain et prodigua toute sa substance en vivant avec des prostituées ; puis il demeura pauvre, fit paître les pourceaux, et dans son indigence se ressouvint des richesses de son père[5]. Sans l’indigence qui le saisit, il n’eût pas désiré d’être rassasié de ces biens. Que tous donc considèrent leurs péchés, et voient si ces péchés ont une véritable substance. Pourquoi le pécheur a-t-il irrité Dieu[6] ? Si tu ne vois ta faute avant de la commettre, vois-la du moins quand elle est commise. La douceur de cette vie a maintenant quelque attrait, et plus tard elle se changera en une grande amertume. Voilà que tu as commis une faute, et cette faute a produit un gain. Qu’est-ce que ce gain que tu as fait ? Pour faire un gain, tu as offensé Dieu. Pour accroître tes

  1. Ps. 109,9
  2. Mt. 20,22
  3. Ps. 1,1
  4. Id. 123,5
  5. Lc. 15,2-17
  6. Ps. 9,13