Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome X.djvu/714

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péril si instant qu’il courait et ; par la proximité de la trahison de Judas, dont il avait pénétré le dessein ? Ce qui est dit ici que « Jésus fut troublé dans son esprit », est-ce la même chose que ce qu’il dit ailleurs : « Maintenant mon âme est troublée, et que dirai-je ? Père, délivrez-moi de cette heure, mais je suis venu précisément pour cette heure[1] » ; de la sorte, comme son âme fut troublée à l’approche de l’heure de sa passion, de même, à l’approche de la sortie de Judas, de son retour et de l’accomplissement de son crime si énorme, « Jésus fut troublé en son « esprit ? »
2. Il fut donc troublé, celui qui a le pouvoir de donner sa vie et le pouvoir de la reprendre[2]. Une si grande puissance peut-elle tomber dans le trouble ? peut-elle être ébranlée cette pierre inébranlable ? ou plutôt n’est-ce pas notre infirmité qui éprouve en lui de l’émotion ? Évidemment oui : que les serviteurs ne s’imaginent rien d’indigne de leur Seigneur ; mais qu’ils se reconnaissent dans le chef dont ils sont les membres. Celui qui est mort pour nous, s’est troublé lui-même pour nous. Celui qui est mort par un effet de son propre pouvoir, a été troublé par un effet de ce même pouvoir. Celui qui a transfiguré notre corps, tout abject qu’il était, en le rendant conforme à son corps glorieux[3] ? », a aussi transfiguré en lui-même les sentiments de notre faiblesse ; car son âme était remplie de compassion pour nous. C’est pourquoi, lorsque nous voyons se troubler le grand, le fort, l’inébranlable et l’invincible, ne craignons pas qu’il faiblisse : il ne court pas à sa perte, il nous cherche. C’est nous, dis-je, c’est nous seuls qu’il cherche ainsi. Reconnaissons-nous nous-mêmes dans son trouble, afin que quand nous sommes troublés, nous ne nous laissions pas aller au désespoir. Rien ne console mieux celui qui est troublé malgré lui, que de voir dans le trouble celui qui n’est troublé que parce qu’il le veut.
3. Périssent les raisonnements des philosophes qui assurent que le trouble ne peut tomber dans l’âme du sage. Dieu a rendu insensée la sagesse de ce monde[4]. Le Seigneur a connu que les pensées des hommes sont vaines[5]. Que l’âme chrétienne se trouble, non sous l’effort du malheur, mais sous l’impression de la charité. Qu’elle craigne de voir les hommes perdus pour Jésus-Christ ; qu’elle s’attriste lorsque quelqu’un est perdu pour Jésus-Christ ; qu’elle désire gagner des hommes à Jésus-Christ ; qu’elle se réjouisse lorsque des hommes sont gagnés à Jésus-Christ. Qu’elle craigne pour elle-même de périr à Jésus-Christ ; qu’elle s’attriste d’être éloignée de Jésus-Christ : qu’elle désire régner avec Jésus-Christ ; qu’elle se réjouisse dans l’espérance de régner avec Jésus-Christ. La crainte et la tristesse, l’amour et la joie, voilà assurément les quatre sources de nos troubles. Que les âmes chrétiennes ne craignent pas de s’y livrer pour de justes raisons, qu’elles n’embrassent pas les erreurs des Stoïciens et autres philosophes semblables. Comme ils prennent pour la vérité leurs vaines imaginations, de même ils prennent l’insensibilité pour la santé de l’âme ; ignorant qu’il en est d’elle comme du corps : la maladie d’un membre n’est jamais plus désespérée que lorsqu’il a perdu le sentiment de la douleur.
4. Mais quelqu’un me dira : L’âme chrétienne doit-elle être troublée, même par l’approche de la mort ? Que devient ce que dit l’Apôtre, à savoir qu’il a un grand désir d’être dégagé de son corps et de se trouver avec Jésus-Christ [6], si ce qu’il désire peut le troubler par son approche ? Il est facile de répondre à ceux qui regardent la joie comme une cause de trouble ; car alors on se trouble à l’approche de la mort, uniquement parce qu’on se réjouit de la voir venir. Mais, diront-ils, c’est là une satisfaction et non une joie. Parler ainsi, n’est-ce pas changer le nom de la chose, sans rien changer à la chose elle-même ? Mais ne détournons point les saintes Écritures à notre propre sens : préférons plutôt, Dieu aidant, résoudre cette question d’après ce qu’elles nous disent, et parce qu’il est écrit : « Jésus ayant dit ces choses fut troublé dans son esprit », ne disons pas que c’est la joie qui l’a troublé ; car il nous convaincrait lui-même d’erreur, par ces paroles : « Mon âme est triste jusqu’à la mort[7] ». Nous devons comprendre qu’il en fut de même au moment où Judas, étant sur le point de sortir seul pour revenir bientôt après avec ses compagnons de crime, « Jésus fut troublé en son esprit ». 5. S’il y a des chrétiens pour ne pas se

  1. Jn. 12, 27
  2. Jn. 10, 18
  3. Phil. 3, 21
  4. 1 Cor. 1, 20
  5. Ps. 93, 11
  6. Phil. 1, 23
  7. Mt. 26, 38