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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome XI.djvu/454

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heure, nous pouvons manger et nous reposer, nous est-il aussi facile de parler et de nous taire dans l’espace d’un instant ? Comme nous avons des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, et les autres sens pour recevoir des impressions, nous avons aussi la langue pour parler. Et nous avons un grand besoin de la langue. Il nous faut écouter pour répondre, ou parler pour enseigner. Est-ce au moyen de l’œil que nous parlons, et non de la langue ? Et si c’est l’oreille qui entend, c’est la langue qui doit répondre. Que faisons-nous d’un membre si utile ? Nous prions Dieu, nous réparons nos offenses, nous chantons les louanges de Dieu, nous le célébrons d’une voix unanime, et chaque jour nous exerçons la miséricorde, en parlant aux autres, ou en donnant des conseils. Que faisons-nous maintenant ? Notre langue nous prête son ministère auprès de vous. Que faisons-nous pour ne point pécher par la langue, surtout qu’il est dit : « La mort et la vie sont au pouvoir de la langue[1] ? » et encore : « J’en ai vu beaucoup tomber par le glaive, mais en moins grand nombre que ceux qui sont tombés par la langue[2] » ; et encore : « Et la langue est un de nos membres qui infecte tout le corps[3] ». Enfin le même Seigneur nous dit aussi : « Ils ont appris à leur langue à dire le mensonge[4] ». Ils ont enseigné. C’est en effet l’habitude qui fait dire le mensonge : elle dit le mensonge en quelque sorte malgré nous. Voyez une roue, si vous lui imprimez un premier mouvement, dès que vous la poussez de la main, sa configuration, sa rondeur la fait mouvoir en quelque sorte dans son instabilité, dans son mouvement naturel ; il en est de même de notre langue : il n’est pas besoin qu’on lui apprenne à dire le mensonge : elle va spontanément à ce qui la fait mouvoir avec plus de facilité. Autre est votre pensée, et autre parfois ce qu’elle dit par habitude. Que faire alors, mes frères ? Vous le voyez, assurément, quel balancier ne faut-il pas établir dans le cœur, pour que la langue émette quelque chose au-dehors ! Car elle ne se meut point d’elle-même, c’est le cœur qui la met en mouvement.

3. Il est en effet une force qui donne l’impulsion et à elle-même et à tout ce qui dépend d’elle. Or, que celui qui dirige soit bon et, avec le secours de la grâce, il surmontera toute habitude perverse. Que le ministre soit bon, et le ministère se calme. Un soldat a bien des armes, elles ne servent de rien s’il n’en frappe. De même notre langue est parmi nos membres une arme pour l’âme. C’est d’elle qu’il est dit : « C’est un mal sans repos[5] ». Oh oui, sans repos. Qui a fait ce mal, sinon celui qui est sans repos ? Pour toi, ne sois pas sans repos, et ce mal cessera. Garde-toi de l’agiter, et rien ne s’agitera. Car ce n’est point l’esprit qui a besoin d’être mis en mouvement, mais le corps qui est inerte. Ne l’agite pas, et il est sans mouvement. Or, vois comme c’est toi qui agites cette langue. C’est d’elle que beaucoup d’hommes se servent pour la fraude, dans le culte de l’avarice, et quand il s’agit d’une affaire, ils oublient que ce membre est créé pour la louange de Dieu, et s’en servent pour blasphémer le Seigneur et dire : Par le Christ ! j’ai acheté tant, je vends tant. Quand je t’ai dit : Donne-moi ta parole, quel est ton dernier prix ? Je t’ai bien demandé ton dernier prix. Dix pièces, vingt pièces d’argent. Jures-tu par le Christ ? Jure par tes yeux, jure par tes enfants, ta conscience en est à l’instant troublée. O langue impie ! Tu méprises le Créateur, pour épargner la créature. « O mal inquiet, ô langue pleine d’un venin mortel ! C’est par elle que nous bénissons Dieu, notre Père[6] ». Notre Dieu par sa nature, notre Père par sa grâce. « Et par elle nous maudissons l’homme qui a été créé à l’image de Dieu ». Voyez, mes frères, ce que vous portez ; oui, dis-je, voilà ce que nous portons, car moi je suis homme comme vous. Mais reprenons…

4. « Écoutez ma prière, ô mon Dieu ». C’est de là que viennent ces Juifs dont il était question tout à l’heure dans l’Évangile. Leur langue les conduisit à la mort. Nous l’avons entendu tout à l’heure, en effet. Ces Juifs, dit l’Évangile, amenèrent au Seigneur une femme de mauvaise vie, et lui dirent pour le tenter : « Maître, nous avons surpris cette femme en adultère[7] ». Or, il est écrit dans la loi de Moïse que toute femme surprise en adultère doit être lapidée. « Vous donc, que dites-vous ? » Voilà ce que disait la langue, mais sans le connaître comme Créateur. Ils étaient loin, ces hommes, de prier et de dire : « Délivrez mon âme des fourberies de la langue[8] ». Car ils ne venaient que par fourberie,

  1. Pro. 18, 21
  2. Sir. 28, 22
  3. Jac. 3, 6
  4. Jer. 9, 5
  5. Jac. 3, 8
  6. Id. 9
  7. Jn. 8, 4
  8. Psa. 119, 2