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LIVRE VI. — LES DIEUX PAIENS.

t-il, « malgré la divergence de la théologie des poëtes et de celle des philosophes, on a beaucoup pris à l’une et à l’autre pour composer la théologie civile. C’est pourquoi, en traitant de celle-ci, nous indiquerons ce qu’elle a de commun avec la théologie des poëtes, quoiqu’elle doive garder un lien plus intime avec la théologie des philosophes ». La théologie civile n’est donc pas sans rapport avec la théologie des poëtes. Il dit ailleurs, j’en conviens, que dans les généalogies des dieux, les peuples ont consulté beaucoup plus les poëtes que les philosophes ; mais c’est qu’il parle tantôt de ce qu’on doit faire, et tantôt de ce qu’on fait. Il ajoute que les philosophes ont écrit pour être utiles et les poëtes pour être agréables. Par conséquent, ce que les poëtes ont écrit, ce que les peuples ne doivent point imiter, ce sont les crimes des dieux, et cependant c’est à quoi les peuples et les dieux prennent plaisir ; car c’est pour faire plaisir et non pour être utiles que les poëtes écrivent, de son propre aveu, ce qui ne les empêche pas d’écrire les fictions que les dieux réclament des peuples et que les peuples consacrent aux dieux.

CHAPITRE VII.
IL Y A RESSEMBLANCE ET ACCORD ENTRE LA THÉOLOGIE MYTHIQUE ET LA THÉOLOGIE CIVILE.

Il est donc vrai que la théologie mythique, cette théologie de théâtre, toute pleine de turpitudes et d’indignités, se ramène à la théologie civile, de sorte que celle des deux qu’on réprouve et qu’on rejette n’est qu’une partie de celle qu’on juge digne d’être cultivée et pratiquée. Et quand je dis une partie, je n’entends pas une partie jointe à l’ensemble par un lien artificiel et comme attachée de force ; j’entends une partie homogène unie à toutes les autres comme le membre d’un même corps. Voyez, en effet, les statues des dieux dans les temples ; que signifient leurs figures, leur âge, leur sexe, leurs ornements, sinon ce qu’en disent les poëtes ? Si les poëtes ont un Jupiter barbu et un Mercure sans barbe, les pontifes ne les ont-ils pas de même ? Priape a-t-il des formes plus obscènes chez les histrions que chez les prêtres, et n’est-il pas, dans les temples où on adore l’image de sa personne, ce qu’il est sur le théâtre où on rit du spectacle de ses mouvements ? Saturne n’est-il pas vieux et Apollon jeune sur les autels comme sur la scène ? Pourquoi Forculus, qui préside aux portes, et Limentinus, qui préside au seuil, sont-ils mâles, tandis que Cardéa, qui veille sur les gonds, est femelle[1] ? N’est-ce pas dans les livres des choses divines qu’on lit tous ces détails que la gravité des poëtes n’a pas jugé dignes de leurs chants ? N’y a-t-il que la Diane des théâtres qui soit armée, et celle des temples est-elle vêtue en simple jeune fille ? Apollon n’est-il joueur de lyre que sur la scène, et à Delphes ne l’est-il plus ? Mais tout cela est encore honnête en comparaison du reste. Car Jupiter lui-même, quelle idée s’en sont faite ceux qui ont placé sa nourrice[2] au Capitole ? n’ont-ils pas de la sorte confirmé le sentiment d’Évhémère[3], qui a soutenu, en historien exact et non en mythologue bavard, que tous les dieux ont été originairement des hommes ? Et de même ceux qui ont donné à Jupiter des dieux pour commensaux et pour parasites, n’ont-ils pas tourné le culte des dieux en bouffonnerie ? Supposez qu’un bouffon s’avise de dire que Jupiter a des parasites à sa table, on croira qu’il veut égayer le public. Eh bien ! c’est Varron qui dit cela, et Varron ne veut pas faire rire aux dépens des dieux, il veut les rendre respectables ; Varron ne parle pas des choses humaines, mais des choses divines, et ce dont il est question ce n’est pas le théâtre et ses jeux, c’est le Capitole et ses droits. Aussi bien la force de la vérité contraint Varron d’avouer que le peuple, ayant donné aux dieux la forme humaine, a été conduit à se persuader qu’ils étaient sensibles aux plaisirs de l’homme.

D’un autre côté, les esprits du mal ne manquaient pas à leur rôle et avaient soin de confirmer par leurs prestiges ces pernicieuses superstitions. C’est ainsi qu’un gardien du temple d’Hercule, étant un jour de loisir et désœuvré, se mit à jouer aux dés tout seul, d’une main pour Hercule et de l’autre pour lui, avec cette condition que s’il gagnait, il se donnerait un souper et une maîtresse aux dépens du temple, et que si la chance tournait du côté d’Hercule, il le régalerait du souper et de la maîtresse à ses dépens. Ce fut Hercule qui gagna, et le gardien, fidèle à sa promesse,

  1. Voyez plus haut, livre iv, chap. 9.
  2. La chèvre Amalthée.
  3. Evhémère, de Messine ou de Messène, florissait vers 314 avant Jésus-Christ. Il avait exposé sa théorie de l’origine des dieux dans un ouvrage intitulé Histoire sacrée, dont il ne reste rien, si ce n’est quelques fragments de la traduction latine qu’en avait faite Ennius.