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LA CITÉ DE DIEU
CHAPITRE III.
DES ATTRIBUTIONS DES DÉMONS, SUIVANT APULÉE, QUI, SANS LEUR REFUSER LA RAISON, NE LEUR ACCORDE CEPENDANT AUCUNE VERTU.

Quelle est donc la différence des bons et des mauvais démons ? Le platonicien Apulée, dans un traité général sur la matière[1], où il s’étend longuement sur leurs corps aériens, ne dit pas un mot des vertus dont ils ne manqueraient pas d’être doués, s’ils étaient bons. Il a donc gardé le silence sur ce qui peut les rendre heureux, mais il n’a pu taire ce qui prouve qu’ils sont misérables ; car il avoue que leur esprit, qui en fait des êtres raisonnables, non-seulement n’est pas armé par la vertu contre les passions contraires à la raison, mais qu’il est agité en quelque façon par des émotions orageuses, comme il arrive aux âmes insensées. Voici à ce sujet ses propres paroles : « C’est cette espèce de démons dont parlent les poëtes, quand ils nous disent, sans trop s’éloigner de la vérité, que les dieux ont de l’amitié ou de la haine pour certains hommes, favorisant et élevant ceux-ci, abaissant et persécutant ceux-là. Aussi, compassion, colère, douleur, joie, toutes les passions de l’âme humaine, ces dieux les éprouvent, et leur cœur est agité comme celui des hommes par ces tempêtes et ces orages qui n’approchent jamais de la sérénité des dieux du ciel[2] ». N’est-il pas clair, par ce tableau de l’âme des démons, agitée comme une mer orageuse, qu’il ne s’agit point de quelque partie inférieure de leur nature, mais de leur esprit même, qui en fait des êtres raisonnables ? À ce compte ils ne souffrent pas la comparaison avec les hommes sages qui, sans rester étrangers à ces troubles de l’âme, partage inévitable de notre faible condition, savent du moins y résister avec une force inébranlable, et ne rien approuver, ne rien faire qui s’écarte des lois de la sagesse et des sentiers de la justice. Les démons ressemblent bien plutôt, sinon par le corps, au moins par les mœurs, aux hommes insensés et injustes, et ils sont même plus méprisables, parce que, ayant vieilli dans le mal et devenus incorrigibles par le châtiment, leur esprit est, suivant l’image d’Apulée, une mer battue par la tempête, incapables qu’ils sont de s’appuyer, par aucune partie de leur âme, sur la vérité et sur la vertu, qui donnent la force de résister aux passions turbulentes et déréglées.

CHAPITRE IV.
SENTIMENTS DES PÉRIPATÉTICIENS ET DES STOÏCIENS TOUCHANT LES PASSIONS.

Il y a deux opinions parmi les philosophes touchant ces mouvements de l’âme que les Grecs nomment πάθη, et qui s’appellent, dans notre langue, chez Cicéron[3], par exemple, perturbations, ou chez d’autres écrivains, affections, ou encore, pour mieux rendre l’expression grecque, passions. Les uns disent qu’elles se rencontrent même dans l’âme du sage, mais modérées et soumises à la raison, qui leur impose des lois et les contient dans de justes bornes. Tel est le sentiment des Platoniciens ou des Aristotéliciens ; car Aristote, fondateur du péripatétisme, est un disciple de Platon. Les autres, comme les Stoïciens, soutiennent que l’âme du sage reste étrangère aux passions. Mais Cicéron, dans son traité Des biens et des maux[4], démontre que le combat des Stoïciens contre les Platoniciens et les Péripatéticiens se réduit à une querelle de mots. Les Stoïciens, en effet, refusent le nom de biens aux avantages corporels et extérieurs, parce qu’à leur avis le bien de l’homme est tout entier dans la vertu, qui est l’art de bien vivre et ne réside que dans l’âme. Or, les autres philosophes, en appelant biens les avantages corporels pour parler simplement et se conformer à l’usage, déclarent que ces biens n’ont qu’une valeur fort minime et ne sont pas considérables en comparaison de la vertu. D’où il suit que des deux côtés ces objets sont estimés au même prix, soit qu’on leur donne, soit qu’on leur refuse le nom de biens ; de sorte que la nouveauté du stoïcisme se réduit au plaisir de changer les mots. Pour moi, il me semble que, dans la controverse sur les passions du sage, c’est encore des mots qu’il s’agit plutôt que des choses, et que les Stoïciens ne diffèrent pas au fond des disciples de Platon et d’Aristote.

Entre autres preuves que je pourrais alléguer à l’appui de mon sentiment, je n’en appor-

  1. C’est toujours le petit ouvrage De deo Socratis.
  2. Apulée, De deo Socratis, page 18.
  3. De Fin., lib. iii, ch. 20. — Comp. Tuscul. qu., lib. iii, cap. 4 ; lib. IV, cap. 5 et 6.
  4. C’est le traité bien connu De finibus bonorum et malorum. Voyez le livre iii, ch. 12, et le livre iv. — Comp. Tuscul. qu., lib. iv, cap. 15-26.