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LIVRE I. — LES GOTHS À ROME.

quin eut assouvi sa passion infâme, Lucrèce dénonça le crime à son mari, Collatin, et à son parent, Brutus, tous deux illustres par leur rang et par leur courage, et leur fit prêter serment de la venger ; puis, l’âme brisée de douleur et ne voulant pas supporter un tel affront, elle se tua[1]. Dirons-nous qu’elle est morte chaste ou adulte ? Poser cette question c’est la résoudre. J’admire beaucoup cette parole d’un rhéteur qui déclamait sur Lucrèce : « Chose admirable ! » s’écriait-il ; « ils étaient deux, et un seul fut adultère ! » Impossible de dire mieux et plus vrai. Ce rhéteur a parfaitement distingué dans l’union des corps la différence des âmes, l’une souillée par une passion brutale, l’autre fidèle à la chasteté, et exprimant à la fois cette union toute matérielle et cette différence morale, il a dit excellemment : « Ils étaient deux, un seul fut adultère ».

Mais d’où vient que la vengeance est tombée plus terrible sur la tête innocente que sur la tête coupable ? Car Sextus n’eut à souffrir que l’exil avec son père, et Lucrèce perdit la vie. S’il n’y a pas impudicité à subir la violence, y a-t-il justice à punir la chasteté ? C’est à vous que j’en appelle, lois et juges de Rome ! Vous ne voulez pas que l’on puisse impunément faire mourir un criminel, s’il n’a été condamné. Eh bien ! supposons qu’on porte ce crime à votre tribunal : une femme a été tuée ; non-seulement elle n’avait pas été condamnée, mais elle était chaste et innocente : ne punirez-vous pas sévèrement cet assassinat ? Or, ici, l’assassin c’est Lucrèce. Oui, cette Lucrèce tant célébrée a tué la chaste, l’innocente Lucrèce, l’infortunée victime de Sextus. Prononcez maintenant. Que si vous ne le faites point, parce que la coupable s’est dérobée à votre sentence, pourquoi tant célébrer la meurtrière d’une femme chaste et innocente ? Aussi bien ne pourriez-vous la défendre devant les juges d’enfer, tels que vos poëtes nous les représentent, puisqu’elle est parmi ces infortunés

« Qui se sont donné la mort de leur propre main, et sans avoir commis aucun crime, en haine de l’existence, ont jeté leurs âmes au loin… »


Veut-elle revenir au jour ?

« Le destin s’y oppose et elle est arrêtée par l’onde lugubre du marais qu’on ne traverse pas[2] ».

Mais peut-être n’est-elle pas là ; peut-être s’est-elle tuée parce qu’elle se sentait coupable ; peut-être (car qui sait, elle exceptée, ce qui se passait en son âme), touchée en secret par la volupté, a-t-elle consenti au crime, et puis, regrettant sa faute, s’est-elle tuée pour l’expier, mais, dans ce cas même, son devoir était, non de se tuer, mais d’offrir à ses faux dieux une pénitence salutaire. Au surplus, si les choses se sont passées ainsi, si on ne peut pas dire : « Ils étaient deux, un seul fut adultère » ; si tous deux ont commis le crime, l’un par une brutalité ouverte, l’autre par un secret consentement, il n’est pas vrai alors qu’elle ait tué une femme innocente, et ses savants défenseurs peuvent soutenir qu’elle n’habite point cette partie des enfers réservée à ces infortunés « qui, purs de tout crime, se sont arraché la vie ». Mais il y a ici deux extrémités inévitables : veut-on l’absoudre du crime d’homicide ? on la rend coupable d’adultère ; l’adultère est-il écarté ? il faut qu’elle soit homicide ; de sorte qu’on ne peut éviter cette alternative : si elle est adultère, pourquoi la célébrer ? si elle est restée chaste, pourquoi s’est-elle donné la mort ?

Quant à nous, pour réfuter ces hommes étrangers à toute idée de sainteté qui osent insulter les vierges chrétiennes outragées dans la captivité, qu’il nous suffise de recueillir cet éloge donné à l’illustre Romaine : « Ils étaient deux, un seul fut adultère ». On n’a pas voulu croire, tant la confiance était grande dans la vertu de Lucrèce, qu’elle se fût souillée par la moindre complaisance adultère. Preuve certaine que, si elle s’est tuée pour avoir subi un outrage auquel elle n’avait pas consenti, ce n’est pas l’amour de la chasteté qui a armé son bras, mais bien la faiblesse de la honte. Oui, elle a senti la honte d’un crime commis sur elle, bien que sans elle. Elle a craint, la fière Romaine, dans sa passion pour la gloire, qu’on ne pût dire, en la voyant survivre à son affront, qu’elle y avait consenti. À défaut de l’invisible secret de sa conscience, elle a voulu que sa mort fût un témoignage éclatant de sa pureté, persuadée que la patience serait contre elle un aveu de complicité.

Telle n’a point été la conduite des femmes chrétiennes qui ont subi la même violence. Elles ont voulu vivre, pour ne point venger sur elles le crime d’autrui, pour ne point commettre un crime de plus, pour ne point

  1. Tite-Live, lib. I, cap. 57, 58.
  2. Virgile, Énéide, liv. VI, vers 434 à 439.