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LIVRE II. — ROME ET SES FAUX DIEUX.

que leur doctrine secrète le place au simple rang de demi-dieu. Ils sont allés jusqu’à lui donner un flamine, c’est-à-dire un de ces prêtres tellement considérés chez les Romains, comme le marquait le signe particulier de leur coiffure[1], que trois divinités seulement en avaient le privilége, savoir : Jupiter, Mars et Romulus ou Quirinus, car ce fut le nom que donnèrent à Romulus ses concitoyens quand ils lui ouvrirent en quelque façon la porte du ciel. Ainsi, ce fondateur de Rome a été préféré à Neptune et à Pluton, frères de Jupiter, et même à Saturne, père de ces trois dieux ; on lui a décerné le même honneur qu’à Jupiter ; et si cet honneur a été étendu à Mars, c’est probablement parce qu’il était père de Romulus.

CHAPITRE XVI.
SI LES DIEUX AVAIENT EU LE MOINDRE SOUCI DE FAIRE RÉGNER LA JUSTICE, ILS AURAIENT DONNÉ AUX ROMAINS DES PRÉCEPTES ET DES LOIS, AU LIEU DE LES LEUR LAISSER EMPRUNTER AUX NATIONS ÉTRANGÈRES.

Si les Romains avaient pu recevoir des lois de leurs dieux, auraient-ils emprunté aux Athéniens celles de Solon, quelques années[2] après la fondation de Rome ? Et encore ne les observèrent-ils pas telles qu’ils les avaient reçues, mais ils s’efforcèrent de les rendre meilleures. Je sais que Lycurgue avait feint d’avoir reçu les siennes d’Apollon, pour leur donner plus d’autorité sur l’esprit des Spartiates[3] ; mais les Romains eurent la sagesse de n’en rien croire et de ne point puiser à cette source. On rapporte à Numa Pompilius, successeur de Romulus, l’établissement de plusieurs lois, parmi lesquelles un certain nombre qui réglaient beaucoup de choses religieuses ; mais ces lois étaient loin de suffire à la conduite de l’État, et d’ailleurs on ne dit pas que Numa les eût reçues des dieux. Ainsi donc, pour ce qui regarde les maux de l’âme, les maux de la conduite humaine, les maux qui corrompent les mœurs, maux si graves que les plus éclairés parmi les païens ne croient pas qu’un État y puisse résister, même quand les villes restent debout[4], pour tous les maux de ce genre, les dieux n’ont pris aucun souci d’en préserver leurs adorateurs ; bien au contraire, comme nous l’avons établi plus haut, ils ont tout fait pour les aggraver.

CHAPITRE XVII.
DE L’ENLÈVEMENT DES SABINES, ET DES AUTRES INIQUITÉS COMMISES PAR LES ROMAINS AUX TEMPS LES PLUS VANTÉS DE LA RÉPUBLIQUE.

On dira peut-être que si les dieux n’ont pas donné de lois aux Romains, c’est que « le caractère de ce peuple, autant que ses lois, comme dit Salluste, le rendait bon et équitable[5] ». Un trait de ce caractère, ce fut, j’imagine, l’enlèvement des Sabines. Qu’y a-t-il, en effet, de plus équitable et de meilleur que de ravir par force, au gré de chacun, des filles étrangères, après les avoir attirées par l’appât trompeur d’un spectacle ? Parlons sérieusement : si les Sabins étaient injustes en refusant leurs filles, combien les Romains étaient-ils plus injustes en les prenant sans qu’on les leur accordât ? Il eût été plus juste de faire la guerre au peuple voisin pour avoir refusé d’accorder ses filles, que pour avoir redemandé ses filles ravies. Mieux eût donc valu que Romulus se fût conduit de la sorte ; car il n’est pas douteux que Mars n’eût aidé son fils à venger un refus injurieux et à parvenir ainsi à ses fins. La guerre lui eût donné une sorte de droit de s’emparer des filles qu’on lui refusait injustement, au lieu que la paix ne lui en laissait aucun de mettre la main sur des filles qu’on ne lui accordait pas ; et ce fut une injustice de faire la guerre à des parents justement irrités. Heureusement pour eux, les Romains, tout en consacrant par les jeux du cirque[6] le souvenir de l’enlèvement des Sabines, ne pensèrent pas que ce fût un bon exemple à proposer à la république. Ils firent, à la vérité, la faute d’élever au rang des dieux Romulus, l’auteur de cette grande iniquité ; mais on ne peut leur reprocher de l’avoir autorisée par leurs lois ou par leurs mœurs.


  1. Ce signe était l’apex, baguette environnée de laine que les flamines portaient à l’extrémité de leur bonnet. Voyez Servius, ad Æneid., lib. ii, v. 683, et lib. viii, v. 654. — Valère Maxime raconte (lib. i, cap. 1, § 4), que le flamine Sulpicius perdit sa dignité pour avoir laissé l’apex tomber de sa tête pendant le sacrifice.
  2. Ce ne fut que trois cents ans après la fondation de Rome, selon Tite-Live, lib. iii, cap. 33, 34.
  3. Voyez Xénophon, De republ. Laced., cap. 8.
  4. Saint Augustin fait peut-être allusion au beau passage de Plaute (Persa, act. iv, sc. 4, v. 11-14).
  5. Salluste, Catilina, ch. 9.
  6. Ces jeux annuels, consacrés à Neptune, s’appelaient Consualia, de Consus, nom de Neptune équestre. Voyez Tite-Live, lib. i, cap. 9, et Varron, De ling. lat., lib. vi, § 20.