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LA CITÉ DE DIEU.

et il est aisé de comprendre qu’il a dû se fabriquer bien des faussetés touchant les choses religieuses, puisqu’on a jugé que le mensonge, même appliqué aux dieux, avait son utilité.

CHAPITRE V.
IL N’EST POINT CROYABLE QUE LES DIEUX AIENT VOULU PUNIR L’ADULTÈRE DANS PÂRIS, L’AYANT LAISSÉ IMPUNI DANS LA MÈRE DE ROMULUS.

Quant à savoir si Vénus a pu avoir Énée de son commerce avec Anchise, et Mars avoir Romulus de son commerce avec la fille de Numitor, c’est ce que je ne veux point présentement discuter ; car une difficulté analogue se rencontre dans nos saintes Écritures, quand il s’agit d’examiner si en effet les anges prévaricateurs se sont unis avec les filles des hommes et en ont eu ces géants, c’est-à-dire ces hommes prodigieusement grands et forts dont la terre fut alors remplie[1]. Je me bornerai donc à ce dilemme : Si ce qu’on dit de la mère d’Énée et du père de Romulus est vrai, comment l’adultère chez les hommes peut-il déplaire aux dieux, puisqu’ils le souffrent chez eux avec tant de facilité ? Si cela est faux, il est également impossible que les dieux soient irrités des adultères véritables, puisqu’ils se plaisent au récit de leurs propres adultères supposés. Ajoutez que si l’on supprime l’adultère de Mars, afin de retrancher du même coup celui de Vénus, voilà l’honneur de la mère de Romulus bien compromis ; car elle était vestale, et les dieux ont dû venger plus sévèrement sur les Romains le crime de sacrilége que celui de parjure sur les Troyens. Les anciens Romains allaient même jusqu’à enterrer vives les vestales convaincues d’avoir manqué à la chasteté, au lieu que les femmes adultères subissaient une peine toujours plus douce que la mort[2] ; tant il est vrai qu’ils étaient plus sévères pour la profanation des lieux sacrés que pour celle du lit conjugal.

CHAPITRE VI.
LES DIEUX N’ONT PAS VENGÉ LE FRATRICIDE DE ROMULUS.

Il y a plus : si les crimes des hommes déplaisaient tellement aux dieux qu’ils eussent abandonné Troie au carnage et à l’incendie pour punir l’adultère de Pâris, le meurtre du frère de Romulus aurait dû les irriter beaucoup plus contre les Romains que ne l’avait fait contre les Troyens l’injure d’un mari grec, et ils se seraient montrés plus sensibles au fratricide d’une ville naissante qu’à l’adultère d’un empire florissant. Et peu importe à la question que Romulus ait seulement donné l’ordre de tuer son frère, ou qu’il l’ait massacré de sa propre main, violence que les uns nient impudemment, tandis que d’autres la mettent en doute par pudeur, ou par douleur la dissimulent. Sans discuter sur ce point les témoignages de l’histoire[3], toujours est-il que le frère de Romulus fut tué, et ne le fut point par les ennemis, ni par des étrangers. C’est Romulus qui commit ce crime ou qui le commanda, et Romulus était bien plus le chef des Romains que Pâris ne l’était des Troyens. D’où vient donc que le ravisseur provoque la colère des dieux contre les Troyens, au lieu que le fratricide attire sur les Romains la faveur de ces mêmes dieux ? Que si Romulus n’a ni commis, ni commandé le crime, c’est toute la ville alors qui en est coupable, puisqu’en ne le vengeant pas elle a manqué à son devoir ; le crime est même plus grand encore ; car ce n’est plus un frère, mais un père qu’elle a tué, Rémus étant un de ses fondateurs, bien qu’une main criminelle l’ait empêché d’être un de ses rois. Je ne vois donc pas ce que Troie a fait de mal pour être abandonnée par les dieux et livrée à la destruction, ni ce que Rome a fait de bien pour devenir le séjour des dieux et la capitale d’un empire puissant, et il faut dire que les dieux, vaincus avec les Troyens, se sont réfugiés chez les Romains, afin de les tromper à leur tour, ou plutôt ils sont demeurés à Troie pour en séduire les nouveaux habitants, tout en abusant les habitants de Rome par de plus grands prestiges pour en tirer de plus grands honneurs.

CHAPITRE VII.
DE LA SECONDE DESTRUCTION DE TROIE PAR FIMBRIA, UN DES LIEUTENANTS DE MARIUS.

Quel nouveau crime en effet avait commis

  1. Saint Augustin traitera cette question au livre xv, ch. 23. — Comp. Quœst. in Gen., n. 3.
  2. Voyez Tite-Live, liv. x, ch. 31.
  3. Voyez Tite-Live (lib. i, can. 17) ; Denys d’Halicarnasse (Ant. Rom., lib. i, cap. 87) ; Plutarque (Vie de Romulus, cap. 10), et Cicéron (De offic., lib. iii, cap. 10).