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Page:Aulard - Histoire politique de la Révolution française.djvu/43

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LES CAHIERS

les cahiers du premier degré ou cahiers de paroisse, et en général, il ne faut pas considérer ces cahiers, dans les communautés rurales, comme l’œuvre personnelle des paysans. C’est un bourgeois qui, le plus souvent, tient la plume, et alors il y avait dans beaucoup de localités, même les plus agrestes, quelques hommes instruits. La plupart des cahiers de paroisse que nous avons témoignent d’une culture assez forte, plus forte que celle de la bourgeoisie campagnarde d’aujourd’hui.

Si le cahier n’est pas dicté par les paysans, on le leur lit et ils l’approuvent. Il y a une assemblée, où bourgeois et paysans se trouvent confondus, causent ensemble, discutent publiquement. C’est la première fois que ce colloque a lieu : il est fraternel, et on tombe d’accord assez vite. Le bourgeois s’aperçoit que le paysan est plus intelligent ou moins stupide qu’il ne croyait, que l’esprit du siècle a pénétré jusqu’à lui, par d’obscurs canaux. Les paysans, une fois réunis, s’élèvent à l’idée d’un intérêt commun, se sentent nombreux et forts, et reçoivent des bourgeois une sorte de conscience de leurs droits. Cette assemblée de paroisse est pour eux un apprentissage civique[1].

Ne croyez pas que les paysans s’élèvent tous déjà à l’idée révolutionnaire de patrie. Mais ils prennent au sérieux cette convocation, ils sentent qu’il va se produire un événement bienfaisant pour eux, et l’image du roi leur apparaît : cette image est un reflet de la patrie.

C’est sérieusement que le roi va s’occuper de guérir leurs maux ; c’est sérieusement qu’ils exposent ces maux, ou plutôt qu’ils acceptent l’exposition que les messieurs du village en écrivent pour eux ; et, quand, au bas du procès-verbal, ils signent d’une croix, ils ne craignent pas que cette croix les désigne à des surcharges d’impôt, aux vexations du collecteur. Non : ils font un acte d’espérance et de confiance.

Ce n’est déjà plus la vile populace, méprisée et redoutée par Mably, Rousseau et Condorcet. Ce n’est pas encore une nation souveraine. Ce sont des hommes qui s’attendent à être enfin traités en hommes, presque des candidats à la dignité de citoyen, et qui demain, par une commotion électrique venue de Paris, à la suite de la prise de la Bastille, se sentiront animés d’une force d’union, d’agglomération, d’où sortira la nation nouvelle, la France nouvelle.

Répétons que les bourgeois, eux aussi, ont appris quelque chose à ces réunions, c’est à-dire à moins mépriser les ignorants et les pauvres. Sans doute, on déclamera encore contre la populace, et même la bourgeoisie va s’établir en caste politiquement privilégiée. Mais les Français éclairés ne seront plus, à partir de cette expérience royale du suffrage universel, unanimes à déclarer les illettrés incapables d’exercer des droits politiques. Un parti démocratique va s’annoncer, et bientôt

  1. Il en est de même des ouvriers des villes. Étienne Dumont, passant à Montreuil-sur-Mer au moment de l’assemblée de cette ville, se moque pédamment de l’inexpérience des habitants, mais voit dans ces assemblées des « prémices de démocratie ». (Souvenirs sur Mirabeau, publiés en 1832, mais rédigés en 1799, p. 31.)