le roi, qui aimait uniquement l’argent, je ne demande pas mieux ; dès demain si vous voulez. — Mais, dit-elle, il y a encore une condition, c’est que je veux être maîtresse de votre fille comme l’était sa mère ; qu’elle dépende entièrement de moi, et que vous m’en laissiez la disposition. — Vous en serez la maîtresse, dit le roi, touchez là. » Grognon mit la main dans la sienne ; ils sortirent ensemble de la riche cave, dont elle lui donna la clef.
Aussitôt il revint à son palais. Gracieuse, entendant le roi son père, courut au-devant de lui ; elle l’embrassa, et lui demanda s’il avait fait une bonne chasse. « J’ai pris, dit-il, une colombe toute en vie. — Ah ! Sire, dit la princesse, donnez-la-moi, je la nourrirai. — Cela ne se peut, continua-t-il ; car pour m’expliquer plus intelligiblement, il faut vous dire que j’ai rencontré la duchesse Grognon, et que je l’ai prise pour ma femme. — Ô Ciel ! s’écria Gracieuse dans son premier mouvement, peut-on l’appeler une colombe ? C’est bien plutôt une chouette. — Taisez-vous, dit le roi en se fâchant, je prétends que vous l’aimiez et la respectiez autant que si elle était votre mère : allez promptement vous parer, car je veux retourner dès aujourd’hui au-devant d’elle. »
La princesse était fort obéissante ; elle entra dans sa chambre, afin de s’habiller. Sa nourrice connut bien sa douleur à ses yeux. « Qu’avez-vous, ma chère petite ? lui dit-elle ; vous pleurez. — Hélas ! ma chère nourrice, répliqua Gracieuse, qui ne pleurerait ? Le roi va me donner une marâtre ; et, pour comble de disgrâce, c’est ma plus cruelle ennemie ; c’est, en un mot, l’affreuse Grognon. Quel moyen de la voir dans ces beaux lits que la reine, ma bonne mère, avait si délicatement brodés de ses mains ? Quel moyen de caresser une magotte qui voudrait m’avoir donné la mort ? — Ma chère enfant, répliqua la nourrice, il faut que votre esprit vous élève autant que votre naissance : les princesses comme vous doivent de plus grands exemples que les autres. Et quel plus bel exemple y a-t-il que d’obéir à son père, et de se faire violence pour lui plaire ? Promettez-moi donc que vous ne témoignerez point à Grognon la peine que vous avez. » La princesse ne pouvait s’y résoudre ; mais la sage nourrice lui dit tant de raisons, qu’enfin elle s’engagea de faire bon visage, et d’en bien user avec sa belle-mère.
Elle s’habilla aussitôt d’une robe verte à fond d’or ; elle laissa tomber ses blonds cheveux sur ses épaules, flottant au gré du vent, comme c’était la mode en ce temps-là ; et elle mit sur sa tête une légère couronne de roses et de jasmin, dont toutes les feuilles étaient d’émeraudes. En cet état, Vénus, mère des Amours, aurait été moins belle ; cependant la tristesse qu’elle ne pouvait surmonter paraissait sur son visage.
Mais, pour revenir à Grognon, cette laide créature était bien occupée à se parer. Elle se fit faire un soulier plus haut d’une demi-coudée que l’autre, pour paraître un peu moins boiteuse ; elle se fit faire un corps rembourré sur une épaule pour cacher sa bosse ; elle mit un œil d’émail le mieux fait qu’elle pût trouver ; elle se farda pour se blanchir ; elle teignit ses cheveux roux en noir ; puis elle mit une robe de satin amarante doublée de bleu, avec une jupe jaune et des rubans violets. Elle voulut faire son entrée à cheval, parce qu’elle avait ouï dire que les reines d’Espagne faisaient ainsi la leur.
Pendant que le roi donnait des ordres, et que Gracieuse attendait le moment de partir pour aller au-devant de Grognon, elle descendit toute seule dans le jardin, et passa dans un petit bois fort sombre, où elle s’assit sur l’herbe. « Enfin, dit-elle, me voici en liberté ; je peux pleurer tant que je voudrai sans qu’on s’y oppose. » Aussitôt elle se prit à soupirer et pleurer tant et tant que ses yeux paraissaient deux fontaines d’eau vive. En cet état elle ne songeait plus à retourner au palais, quand elle vit venir un page vêtu de satin vert, qui avait des plumes blanches et la plus belle tête du monde ; il mit un genou en terre, et lui dit : « Princesse, le roi vous attend. » Elle demeura surprise de tous les agréments qu’elle remarquait en ce jeune page ; et comme elle ne le connaissait point, elle crut qu’il devait être du train de Grognon. « Depuis quand, lui dit-elle, le roi vous a-t-il reçu au nombre de ses pages ? — Je ne suis pas au roi, madame, lui dit-il ; je suis à vous et je ne veux être qu’à vous. — Vous êtes à moi ? répliqua-t-elle tout étonnée, et je ne vous connais point. — Ah, princesse ! lui dit-il, je n’ai encore osé me faire connaître ; mais les malheurs dont vous êtes menacée par le mariage du roi m’obligent à vous parler plus tôt que je n’aurais fait : j’avais résolu de laisser au temps et à mes services le soin de vous déclarer ma passion, et… — Quoi ! un page, s’écria la princesse, un page a l’audace de me dire qu’il m’aime ! Voici le comble à mes disgrâces. — Ne vous effrayez point, belle Gracieuse, lui dit-il, d’un air tendre et respectueux ; je suis Percinet, prince assez connu par mes richesses et mon savoir, pour que vous ne trouviez point d’inégalité entre nous. Il n’y a que votre mérite et votre beauté qui puissent y en mettre ; je vous aime depuis longtemps ; je