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GRACIEUSE ET PERCINET

comme si elles eussent regardé longtemps de la neige. « Allons, allons, courage ! criait l’impitoyable Grognon du fond de son lit, qu’on me l’écorche, et qu’il ne lui reste pas un petit morceau de cette peau blanche qu’elle croit si belle. »

En tout autre détresse, Gracieuse aurait souhaité le beau Percinet, mais se voyant presque nue, elle était trop modeste pour vouloir que ce prince en fût témoin, et elle se préparait à tout souffrir comme un pauvre mouton. Les quatre furies tenaient chacune une poignée de verges épouvantable ; elles avaient encore de gros balais pour en prendre de nouvelles, de sorte qu’elles l’assommaient sans quartier, et à chaque coup la Grognon disait : « Plus fort, plus fort ! vous l’épargnez. »

Il n’y a personne qui ne croie après cela que la princesse était écorchée depuis la tête jusqu’aux pieds : l’on se trompe quelquefois ; car le galant Percinet avait fasciné les yeux de ces femmes : elles pensaient avoir des verges à la main, c’étaient des plumes de mille couleurs ; et dès qu’elles commencèrent, Gracieuse les vit et cessa d’avoir peur, disant tout bas : « Ah ! Percinet, vous m’êtes venu secourir bien généreusement ! Qu’aurais-je fait sans vous ! » Les fouetteuses se lassèrent tant qu’elles ne pouvaient plus remuer les bras : elles la tamponnèrent dans ses habits, et la mirent dehors avec mille injures.

Elle revint dans sa chambre, feignant d’être bien malade ; elle se mit au lit, et commanda qu’il ne restât auprès d’elle que sa nourrice, à qui elle conta toute son aventure. À force de conter elle s’endormit : la nourrice s’en alla : et en se réveillant elle vit dans un petit coin le page vert, qui, par respect, n’osait s’approcher. Elle lui dit qu’elle n’oublierait de sa vie les obligations qu’elle lui avait ; qu’elle le conjurait de ne la pas abandonner à la fureur de son ennemie, et de vouloir se retirer, parce qu’on lui avait toujours dit qu’il ne fallait pas demeurer seule avec les garçons. Il répliqua qu’elle pouvait remarquer avec quel respect il en usait ; qu’il était bien juste, puisqu’elle était sa maîtresse, qu’il lui obéît en toutes choses, même aux dépens de sa propre satisfaction. Là-dessus, il la quitta, après lui avoir conseillé de feindre d’être malade du mauvais traitement qu’elle avait reçu.

Grognon fut si aise de savoir Gracieuse en cet état, qu’elle en guérit la moitié plus tôt qu’elle n’aurait fait ; et les noces s’achevèrent avec une grande magnificence. Mais, comme le roi savait que, par dessus toutes choses, Grognon aimait à être vantée pour belle, il fit faire son portrait et ordonna un tournoi, où six des plus adroits chevaliers de la Cour devaient soutenir envers et contre tous que la reine Grognon était la plus belle princesse de l’univers. Il vint beaucoup de chevaliers et d’étrangers pour soutenir le contraire. Cette magote était présente à tout, placée sur un grand balcon tout couvert de brocard d’or, et elle avait le plaisir de voir que l’adresse de ses chevaliers lui faisait gagner sa méchante cause. Gracieuse était derrière elle, qui s’attirait mille regards : Grognon folle et vaine croyait qu’on n’avait des yeux que pour elle.

Il n’y avait presque plus personne qui osât disputer sur la beauté de Grognon, lorsqu’on vit arriver un jeune chevalier qui tenait un portrait dans une boîte de diamants. Il dit qu’il soutenait que Grognon était la plus laide de toutes les femmes, et que celle qui était peinte dans sa boîte était la plus belle de toutes les filles. En même temps il court contre les six chevaliers, qu’il jette par terre ; il s’en présente six autres, et jusqu’à vingt-quatre qu’il abattit tous ; puis il ouvrit sa boîte, et il leur dit que pour les consoler, il allait leur montrer ce beau portrait. Chacun le reconnut pour être celui de la princesse Gracieuse : il lui fit une profonde révérence, et se retira sans avoir voulu dire son nom ; mais elle ne douta point que ce ne fût Percinet.


Mais comme le roi savait que, par-dessus toutes choses, Grognon aimait à être vantée pour belle… (p. 4)


La colère pensa suffoquer Grognon : la gorge lui enfla, elle ne pouvait prononcer une parole. Elle faisait signe que c’était à Gracieuse qu’elle en voulait ; et quand elle put s’en expliquer, elle se mit à faire une vie désespérée. « Comment ? disait-elle, oser me disputer le prix de la beauté ! faire recevoir un pareil affront à mes chevaliers ! Non, je ne puis le souffrir ; il faut que je me venge ou que je meure. — Madame, lui dit la princesse, je vous proteste que je n’ai aucune part à ce qui vient d’arriver : je signerai de mon sang (si vous voulez) que vous êtes la plus belle personne du monde, et que je suis un monstre de laideur. — Ah ! vous plaisantez, ma petite mignonne, répliqua Grognon ; mais j’aurai mon tour avant peu. » On alla dire au roi les fureurs de sa femme, et que la princesse mourait de peur ; qu’elle le suppliait d’avoir pitié d’elle, parce que s’il l’abandonnait à la reine, elle lui ferait mille maux. Il ne s’en émut pas davantage, et répondit seulement : « Je l’ai donnée à sa belle-mère, elle en fera comme il lui plaira. »