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LE NAIN JAUNE

vous dire davantage ? continua la sirène. Elle était dans le bois lorsque vous avez passé ; elle vous a vu avec la fée du Désert ; elle était si fardée, qu’elle lui a paru d’une beauté supérieure à la sienne ; son désespoir ne se peut comprendre, elle croit que vous l’aimez. — Elle croit que je l’aime ! justes dieux ! s’écria le roi, dans quelle fatale erreur est-elle tombée, et que dois-je faire pour l’en détromper ? — Consultez votre cœur, répliqua la sirène avec un gracieux sourire ; lorsque l’on est fortement engagé, l’on n’a pas besoin de conseils. » En achevant ces mots, ils arrivèrent au château d’acier ; le côté de la mer était le seul endroit que le Nain jaune n’avait pas revêtu de ces formidables murs qui brûlaient tout le monde.

« Je sais fort bien, dit la sirène au roi, que Toute-Belle est au bord de la même fontaine où vous la vîtes en passant ; mais, comme vous aurez des ennemis à combattre avant que d’y arriver, voici une épée avec laquelle vous pouvez tout entreprendre et affronter les plus grands périls, pourvu que vous ne la laissiez pas tomber. Adieu, je vais me retirer sous le rocher que vous voyez. Si vous avez besoin de moi pour vous conduire plus loin avec votre chère princesse, je ne vous manquerai pas, car la reine sa mère est ma meilleure amie, et c’est pour la servir que je suis venue vous chercher. » En achevant ces mots, elle donna au roi une épée faite d’un seul diamant ; les rayons du soleil brillent moins : il en comprit toute l’utilité, et, ne pouvant trouver des termes assez forts pour lui marquer sa reconnaissance, il la pria d’y vouloir suppléer, en imaginant ce qu’un cœur bien fait est capable de ressentir pour de si grandes obligations.

Il faut dire quelque chose de la fée du Désert. Comme elle ne vit point revenir son aimable amant, elle se hâta de l’aller chercher ; elle fut sur le rivage avec cent filles de sa suite, toutes chargées de présents magnifiques pour le roi. Les unes portaient de grandes corbeilles remplies de diamants ; les autres des vases d’or d’un travail merveilleux ; plusieurs de l’ambre gris, du corail et des perles ; d’autres avaient sur leurs têtes des ballots d’étoffes d’une richesse inconcevable ; quelques autres encore des fruits, des fleurs et jusqu’à des oiseaux. Mais que devint la fée qui marchait après cette galante et nombreuse troupe, lorsqu’elle aperçut les joncs marins, si semblables au roi des Mines-d’Or, que l’on n’y reconnaissait aucune différence. À cette vue, frappée d’étonnement, et de la plus vive douleur, elle jeta un cri si épouvantable qu’il pénétra les cieux, fit trembler les monts, et retentit jusqu’aux enfers. Mégère furieuse, Alecto, Tisiphone, ne sauraient prendre des figures plus redoutables que celle qu’elle prit. Elle se jeta sur le corps du roi, elle pleura, elle hurla, elle mit en pièces cinquante des plus belles personnes qui l’avaient accompagnée, les immolant aux mânes de ce cher défunt. Ensuite elle appela onze de ses sœurs qui étaient fées comme elle, les priant de lui aider à faire un superbe mausolée à ce jeune héros. Il n’y en eut pas une qui ne fût la dupe des joncs marins. Cet événement est assez propre à surprendre, car les fées savaient tout ; mais l’habile sirène en savait encore plus qu’elles.

Pendant qu’elles fournissaient le porphyre, le jaspe, l’agate et le marbre, les statues, les devises, l’or et le bronze, pour immortaliser la mémoire du roi qu’elles croyaient mort, il remerciait l’aimable sirène, la conjurant de lui accorder sa protection ; elle s’y engagea de la meilleure grâce du monde, et disparut à ses yeux. Il n’eut plus rien à faire qu’à s’avancer vers le château d’acier.

Ainsi guidé par son amour, il marcha à grands pas, regardant d’un œil curieux s’il apercevrait son adorable princesse ; mais il ne fut pas longtemps sans occupation ; quatre sphinx terribles l’environnèrent, et, jetant sur lui leurs griffes aiguës, ils l’auraient mis en pièces, si l’épée de diamant n’avait commencé à lui être aussi utile que la sirène l’avait prédit. Il la fit à peine briller aux yeux de ces monstres, qu’ils tombèrent sans force à ses pieds ; il donna à chacun un coup mortel, puis, s’avançant encore, il trouva six dragons couverts d’écailles plus difficiles à pénétrer que le fer. Quelque effrayante que fût cette rencontre, il demeura intrépide, et, se servant de sa redoutable épée, il n’y en eut pas un qu’il ne coupât par la moitié ; il espérait avoir surmonté les plus grandes difficultés, quand il lui en survint une bien embarrassante. Vingt-quatre nymphes belles et gracieuses vinrent à sa rencontre, tenant de longues guirlandes de fleurs dont elles lui fermaient le passage. « Où voulez-vous aller, seigneur ? lui dirent-elles. Nous sommes commises à la garde de ces lieux ; si nous vous laissons passer, il en arriverait à vous et à nous des malheurs infinis ; de grâce, ne vous opiniâtrez point ; voudriez-vous tremper votre main victorieuse dans le sang de vingt-quatre filles innocentes qui ne vous ont jamais causé de déplaisir ? » Le roi, à cette vue, demeura interdit et en suspens ; il ne savait à quoi se résoudre : lui qui faisait profession de respecter le beau sexe et d’en être le chevalier à toute outrance, il fallait que, dans cette occasion, il se portât à le détruire ; mais une voix qu’il entendit le fortifia tout d’un coup. « Frappe ! frappe ! n’épargne rien, lui dit cette voix, ou tu perds ta princesse pour jamais ! »

En même temps sans rien répondre à ces nymphes, il se jette au milieu d’elles, rompt leurs guirlandes, les attaque sans nul quartier, et les dissipe en un moment ; c’était un des derniers obstacles qu’il devait trouver. Il entra dans le petit bois où il avait vu Toute-Belle : elle y était au bord de la fontaine, pâle et languissante. Il l’aborde en tremblant ; il veut se jeter à ses pieds ; mais elle s’éloigne de lui avec autant de vitesse et d’indignation que s’il avait été le Nain jaune. « Ne me condamnez pas sans m’entendre, madame, lui dit-il ; je ne suis ni infidèle ni