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LA CHATTE BLANCHE.

bon appétit. L’on apporta des liqueurs, dont il but avec plaisir, et, sur-le-champ, elles lui ôtèrent le souvenir du petit chien qu’il devait porter au roi. Il ne pensa plus qu’à miauler avec Chatte-Blanche, c’est-à-dire, à lui tenir bonne et fidèle compagnie ; il passait les jours en fêtes agréables, tantôt à la pêche ou à la chasse ; puis l’on faisait des ballets, des carrousels, et mille autres choses où il se divertissait très bien ; souvent même la belle chatte composait des vers et des chansonnettes d’un style si passionné, qu’il semblait qu’elle avait le cœur tendre et que l’on ne pouvait parler comme elle faisait sans aimer : mais son secrétaire, qui était un vieux chat, écrivait si mal, qu’encore que ses ouvrages aient été conservés, il est impossible de les lire.

Le prince avait oublié jusqu’à son pays. Les mains dont j’ai parlé continuaient de le servir. Il regrettait quelquefois de n’être pas chat, pour passer sa vie dans cette bonne compagnie. « Hélas ! disait-il à Chatte-Blanche, que j’aurai de douleur de vous quitter ! je vous aime si chèrement ! ou devenez fille ou rendez-moi chat. » Elle trouvait son souhait fort plaisant, et ne lui faisait que des réponses obscures où il ne comprenait presque rien.

Une année s’écoule bien vite quand on n’a ni souci ni peine, qu’on se réjouit et qu’on se porte bien. Chatte-Blanche savait le temps où il devait retourner ; et comme il n’y pensait plus, elle l’en fit souvenir. « Sais-tu, lui dit-elle, que tu n’as que trois jours pour chercher le petit chien que le roi ton père souhaite, et que tes frères en ont trouvé de fort beaux ? » Le prince revint à lui, et, s’étonnant de sa négligence : « Par quel charme secret, s’écria-t-il, ai-je oublié la chose du monde qui m’est la plus importante ? Il y va de ma gloire et de ma fortune. Où prendrai-je un chien tel qu’il le faut pour gagner le royaume, et un cheval assez diligent pour faire tant de chemin ? » Il commença de s’inquiéter et s’affligea beaucoup.

Chatte-Blanche lui dit en s’adoucissant : « Fils de roi, ne te chagrine point, je suis de tes amies ; tu peux rester encore ici un jour ; et quoiqu’il y ait cinq cents lieues d’ici à ton pays, le bon cheval de bois t’y portera en moins de douze heures. — Je vous remercie, belle chatte, dit le prince ; mais il ne me suffit pas de retourner vers mon père, il faut que je lui porte un petit chien. — Tiens, lui dit Chatte-Blanche, voici un gland où il y en a un plus beau que la Canicule. — Oh ! dit le prince, madame la chatte, Votre Majesté se moque de moi. — Approche le gland de ton oreille, continua-t-elle, et tu l’entendras japper. » Il obéit, aussitôt le petit chien fit jap, jap, dont le prince demeura transporté de joie : car tel chien qui tient dans un gland doit être fort petit. Il voulait l’ouvrir, tant il avait envie de le voir ; mais Chatte-Blanche lui dit qu’il pourrait avoir froid par les chemins et qu’il valait mieux attendre qu’il fût devant le roi son père. Il la remercia mille fois, et lui dit un adieu très tendre. « Je vous assure, ajouta-t-il, que les jours m’ont paru si courts avec vous, que je regrette en quelque façon de vous laisser ici ; et quoique vous y soyez souveraine et que tous les chats qui vous font leur cour aient plus d’esprit et de galanterie que les nôtres, je ne laisse pas de vous convier de venir avec moi. » La chatte ne répondit à cette proposition que par un profond soupir.

Ils se quittèrent. Le prince arriva le premier au château, où le rendez-vous avait été réglé avec ses frères. Ils s’y rendirent peu après, et demeurèrent surpris de voir dans la cour un cheval de bois qui sautait mieux que tous ceux que l’on a dans les académies.

Le prince vint au-devant d’eux. Ils s’embrassèrent plusieurs fois et se rendirent compte de leurs voyages ; mais notre prince déguisa à ses frères la vérité de ses aventures, et leur montra un méchant chien qui servait à tourner la broche, disant qu’il l’avait trouvé si joli, que c’était celui qu’il apportait au roi. Quelque amitié qui fût entre eux, les deux aînés sentirent une secrète joie du mauvais choix de leur cadet ; ils étaient à table et se marchaient sur le pied, comme pour se dire qu’ils n’avaient rien à craindre de ce côté-là.

Le lendemain ils partirent ensemble dans un même carrosse. Les deux fils aînés du roi avaient des petits chiens dans des paniers, si beaux et si délicats que l’on osait à peine les toucher. Le cadet portait le pauvre tournebroche, qui était si crotté que personne ne voulait le souffrir. Lorsqu’ils furent dans le palais, chacun les environna pour leur souhaiter la bienvenue ; ils entrèrent dans l’appartement du roi. Il ne savait en faveur duquel décider ; car les petits chiens qui lui étaient présentés par ses deux aînés étaient presque d’une égale beauté, et ils se disputaient déjà l’avantage de la succession, lorsque le cadet les mit d’accord en tirant de sa poche le gland que Chatte-Blanche lui avait donné. Il l’ouvrit promptement, puis chacun vit un petit chien couché sur du coton. Il passait au milieu d’une bague sans y toucher. Le prince le mit par terre ; aussitôt il commença de danser la sarabande avec des castagnettes aussi légèrement que la plus célèbre Espagnole. Il était de mille couleurs différentes, ses soies et ses oreilles traînaient par terre. Le roi demeura fort confus ; car il était impossible de trouver rien à redire à la beauté du toutou.

Cependant il n’avait aucune envie de se défaire de sa couronne. Le plus petit fleuron lui était plus cher que tous les chiens de l’univers. Il dit donc à ses enfants qu’il était très satisfait de leurs peines, mais qu’ils avaient si bien réussi dans la première chose qu’il avait souhaitée d’eux, qu’il voulait encore éprouver leur habileté avant de tenir parole ; qu’ainsi il leur donnait un an à chercher, par mer et par terre, une pièce de toile si fine, qu’elle passât par le trou d’une aiguille à faire du point de Venise. Ils demeurèrent tous trois très affligés d’être en obligation de retourner à une nouvelle quête. Les deux princes, dont les chiens