— En effet, il n’est pas son égal, car il est de beaucoup son supérieur en intelligence et en situation. Emma, votre infatuation pour cette jeune fille vous aveugle. Quels sont les titres d’Harriet Smith, soit comme naissance, soit comme éducation, à une alliance supérieure ? C’est la fille naturelle d’on ne sait qui ; elle n’a probablement aucune dot assurée et, en tout cas, pas de parenté respectable. Nous ne la connaissons que comme la pensionnaire de Mme Goddard. Elle n’est ni intelligente ni cultivée. On ne lui a rien enseigné d’utile et elle est trop jeune pour avoir acquis une expérience personnelle. Elle est jolie et elle a un aimable caractère : c’est tout. J’ai eu des scrupules au moment de donner mon approbation à Robert Martin ; j’estimais qu’il pouvait prétendre faire un mariage plus avantageux : selon toutes les probabilités, il aurait pu trouver beaucoup mieux au point de vue de la fortune et il ne pouvait guère tomber plus mal s’il cherchait une compagne intelligente ou une utile ménagère. Mais à quoi bon parler raison à un homme amoureux ! J’étais disposé à croire qu’entre ses mains Harriet deviendrait une autre femme. D’autre part j’étais persuadé que, de l’avis unanime, elle serait considérée comme extrêmement favorisée du sort. J’escomptais même votre satisfecit ; je pensais que vous ne regretteriez pas que votre amie vous quittât, quand vous la sauriez si heureusement établie.
— Il faut vraiment que vous me connaissiez bien peu pour avoir eu cette conviction. Je ne puis admettre qu’un fermier (malgré son bon sens et ses mérites, M. Martin, n’est-il pas vrai, n’a pas d’autre position sociale ?) soit un excellent parti pour mon amie intime ! Comment pourrais-je ne pas regretter de la voir épouser un homme avec lequel il me serait impossible d’avoir des rapports ? Je m’étonne que vous m’ayez prêté de pareils sentiments. Vous ne paraissez pas vous rendre compte de la situation d’Harriet. M. Martin est sans doute, le plus riche des deux ; mais il est certainement l’inférieur d’Harriet au point de vue social ; le milieu dans lequel elle vit diffère essentiellement