Page:Austen - Emma.djvu/98

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auprès d’elle. Elle se rendit compte qu’il lui serait difficile de ne pas évoquer l’étrange insensibilité dont il avait fait preuve vis-à-vis d’Harriet tant qu’il se tiendrait à ses côtés ; M. Elton, du reste, s’ingéniait à attirer l’attention de sa voisine sur sa mine réjouie et ne cessait de lui adresser nominativement la parole. En dépit de son désir, elle ne pouvait faire autrement que de penser : « Serait-il possible que mon beau-frère eût deviné juste ? Cet homme est-il en train de me transférer l’affection qu’il avait vouée à Harriet ? Voilà ce que je ne saurais tolérer ! »

Par la suite, M. Elton manifesta une si vive anxiété touchant les risques qu’elle avait courus de prendre froid en venant à Randalls, témoigna d’un si touchant intérêt pour M. Woodhouse, fit l’éloge de Mme Weston avec une persistance si outrée et finalement se mit à admirer les dessins d’Emma avec tant de zèle et si peu de compétence que celle-ci dut reconnaître qu’il avait tout à fait l’allure d’un amoureux ; après cette constatation, ce ne fut pas sans efforts qu’Emma réussit à dissimuler son mécontentement ; par égard pour sa propre dignité elle ne voulait pas être malhonnête, et à cause d’Harriet, dans l’espoir que les choses pourraient encore s’arranger, elle continua même à être polie. Elle eut d’autant plus de mérite à se contraindre que, pendant la période la plus aiguë des ridicules effusions de M. Elton, il était question dans le groupe voisin d’un sujet qui l’intéressait beaucoup ; les mots : « mon fils, Frank » frappèrent son oreille à plusieurs reprises et il lui parut que M. Weston avait fait allusion à l’arrivée prochaine de son fils ; mais avant qu’elle ne fût parvenue à calmer l’exaltation de M. Elton, on avait changé de conversation et elle ne trouva plus l’occasion de questionner M. Weston.

Malgré qu’Emma fût décidée à ne pas se marier, elle ne pouvait s’empêcher de prendre un intérêt particulier aux faits et gestes de M. Frank Churchill. Elle avait souvent pensé, surtout depuis le mariage de M. Weston avec Mlle Taylor que, le cas échéant, il y avait là pour elle un parti tout indiqué comme âge, fortune et situation. Emma était persuadée que M. et Mme Weston avaient eu la même idée ; tout en ne voulant pas se laisser influencer par