Page:Austen - Orgueil et préjugé, 1966.djvu/378

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

— La lettre sera sans doute brûlée, si vous pensez que cela soit nécessaire pour vous conserver mon estime, mais encore que nous ayons l’un et l’autre raison de croire que mes sentiments ne sont pas absolument invariables, il serait malheureux vraiment qu’ils fussent aussi faciles à changer que cela semblerait le dire.

— Lorsque j’écrivis cette lettre, reprit Darcy, je me croyais parfaitement calme, mais depuis j’ai été convaincu que je l’avais écrite avec aigreur et emportement.

— Le commencement peut-être est sévère, mais non la fin : l’adieu même n’est pas sans douceur ; mais ne pensons plus à la lettre ! les sentiments de la personne qui l’a écrite et de celle qui l’a reçue, sont maintenant si différents de ce qu’ils étaient alors, qu’il ne faut plus y songer. Apprenez un peu ma philosophie : ne penser au passé qu’autant que ses souvenirs nous offrent quelque plaisir.

— Je ne puis vous faire un mérite d’une semblable philosophie ; vos réflexions sur le passé doivent être si libres de tous remords, qu’elles ne sauraient vous causer que de la satisfaction, mais pour moi il n’en est pas de même, des souvenirs pénibles qu’on ne peut, qu’on ne doit pas repousser, viennent m’importuner : j’ai été toute ma vie un égoïste, non de cœur, mais par système. Dans mon enfance on m’a appris à connaître la vertu, mais non à la pratiquer ; j’ai reçu de bons principes, mais jamais on ne m’a appris à vaincre mon humeur. Étant malheureusement fils unique (et pendant bien des années le seul enfant), j’ai été gâté par mes parents, qui, quoique bons eux-mêmes (mon père surtout a été un modèle de vertu et de bonté), m’ont encouragé, je dirai presque m’ont enseigné à être égoïste et suffisant, à n’avoir d’estime et d’affection que pour ceux qui étaient de notre famille, à mépriser le reste des hommes, ou du moins à les juger bien inférieurs à moi. Tel j’ai été depuis l’âge de huit ans jusqu’à trente, et tel je serais sans doute encore sans vous, charmante Élisabeth ! Que ne vous dois-je pas ? Vous me donnâtes une leçon pénible, il est vrai, mais des plus avantageuses : par vous j’ai été justement humilié ; je suis venu à vous sans le moindre doute sur