Page:Béranger - Chansons anciennes et posthumes.djvu/547

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— D’où viens-tu ? — Des rives du Gange,
Où j’ai failli périr au port.
Sauvé des flots par mon bon ange,
Des Anglais m’ont pris à leur bord.
Grâce à leur brave capitaine,
Prisonnier chez nous autrefois,
Je viens de voir dans Sainte-Hélène
Celui qui fait si peur aux rois.

À ces mots, découvrant leur tête,
Les villageois de crier tous :
— Quoi ! tu l’as vu ! Viens, qu’on te fête !
À sa gloire bois avec nous.
Revient-il ? Qu’attend-il encore ?
Sans berger que peut le troupeau ?
À nos clochers quand donc l’aurore
Saluera-t-elle son drapeau ?

— Je ne sais pas ce qu’il médite ;
Mais le capitaine, au retour,
En découvrant l’île maudite,
S’écria : Quel affreux séjour !
Enterrer dans ce vieux cratère
Tant de génie et de valeur !
Enfants, respect à l’Angleterre ;
Mais aussi respect au malheur !

Comme il savait qu’en mon jeune âge
J’appris l’anglais sur un ponton :
Dans ce port, me dit-il, sois sage,
Et parle bas, petit Breton.
Là règne un monstre de police ;
Crains qu’Hudson ne te voie errant.
Serpent venimeux, il se glisse
Jusqu’au nid de l’aigle mourant.

Mais au port, où je descends vite,
On m’indique un point au couchant
Que l’empereur souvent visite.
J’y cours, j’y grimpe en me cachant.
Tapi sous un roc, là, j’espère,
Muni de pain pour quelques sous,
Voir passer celui dont mon père
Disait : C’est notre père à tous.

J’y reste en vain deux nuits entières ;
Quand, désolé, je m’en allais,
S’élance d’arides bruyères
Un des plus jolis oiselets.
Sur ma tête il vole, il tournoie,
Mêle un cri doux à ses ébats.
Ah ! c’est le ciel qui me l’envoie ;
J’entends qu’il dit : Ne t’en va pas.

Dieu soit béni ! car, sur la route,
Dans un groupe aussitôt paraît
Un homme. Lui ! c’est lui, nul doute.
Où n’ai-je pas vu son portrait ?
J’en crois mon cœur qui bat plus vite,
Et l’oiseau, cet avant-coureur.
À genoux je me précipite,
En criant : Vive l’empereur !

— Qui donc es-tu, brave jeune homme ?
Me vient-il dire avec bonté.
— Sire, c’est Geoffroy qu’on me nomme :
Je suis un Breton entêté.
Faut-il porter quelque parole
À vos amis ? J’y vais courir.
Même à la mort s’il faut qu’on vole,
Sire, pour vous je veux mourir.

— Français, merci. Que fait ton père ?
— Sire, il dort aux neiges d’Eylau.
Auprès de vous mon plus grand frère
Mourut content à Waterloo.