Page:Baillon – La Dupe (fragment), paru dans Europe, 1935.djvu/10

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C’était d’ailleurs un mauvais commerçant ; il ouvrait des crédits qu’on ne clôtura pas ; ne frelatait ni ses pensées, ni ses liqueurs ; il dut reconnaître que, décidément, il ne possédait pas l’impersonnalité du cabaretier, cette machine stoïque et sérieuse qui distribue ses boissons, ses poignées de main, ses approbations, flegmatiquement, à toutes les bêtises.

— Si tu veux, je viendrai moins souvent au café, dit-il un soir à Rosine.

— C’est parfait… tu faisais d’ailleurs, depuis quelques jours, une de ces têtes !…

Il y revint cependant une dernière fois.

Cette année, à l’occasion du 1er mai, le Parti Ouvrier devait solenniser la fête du Travail. Un grand cortège était organisé où des jeunes filles, de blanc vêtues et portant en écharpe des guirlandes de coquelicots, devaient symboliser l’aube des Temps Nouveaux, tandis que le groupe des travailleurs, compact sous les bannières, signifierait par sa masse la force des revendications démocratiques.

Or, Daniel avait dans sa cave un grand stock d’une mixture imbuvable qu’un voyageur malhonnête lui avait cédée sous le nom d’« Amer ». Elle était si mauvaise que tous ses clients la crachaient avec horreur, mais elle avait une belle couleur rouge.

La veille, le jeune patron étala sur le comptoir tous les flacons, en transvasa un dans une bouteille représentant une Marianne avec son bonnet phrygien ; et au moment où le cortège passait, on vit se dérouler à sa vitrine une banderole proclamant en lettres sanglantes : « Ouvriers, venez boire ici la liqueur du 1er mai. »

Un client entra portant l’œillet à la boutonnière :

— Un 1er mai !

Religieusement, Daniel saisit sa Marianne par le cou, remplit un verre.

L’homme en huma la moitié, la fit couler dans sa