Page:Baillon – La Dupe (fragment), paru dans Europe, 1935.djvu/8

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car, Rosine ayant jugé trop provoquante l’enseigne imaginée par Daniel, l’Ami du Peuple était devenu simplement le Café Marengo. De même au lieu du mobilier qu’il voulait austère, conformément à la gravité de sa mission, elle choisit des chaises coquettes en bois courbé, des tables dont la plaque de marbre luisait de fraîcheur et un comptoir en chêne sculpté montrant dans ses panneaux la joie rustique d’une kermesse flamande. Il y eut aussi, contre le mur, une étagère où brillaient, entre des cristaux rouges et bleus, des flacons de liqueurs ; et la bière lançait ses bulles dans les colonnes transparentes d’une pompe monumentale que chevauchait un petit Gambrinus levant un broc et riant dans sa barbe d’argent.

Des affiches, par toute la ville, annoncèrent l’ouverture du nouveau débit tenu par « Madame Rosine Rechet », et un samedi, à quatre heures, tous les deux ayant endossé le costume de leur rôle, Daniel tourna la manivelle du volet qui se leva comme au théâtre sur la nouvelle scène de sa vie.

Le premier client qui se présenta fut un vieil ouvrier revenant de son travail. Il n’aperçut pas la main que lui tendait le jeune homme. Les coudes au comptoir, il demanda du genièvre et vida gravement sa goutte en crachant sur le parquet fraîchement récuré ; puis entrèrent deux amoureux, l’homme en casquette, la femme tête nue sous un châle. Ceux-là s’installèrent dans un coin et, les mains unies, les yeux dans les yeux, tombèrent en extase sans plus s’inquiéter de leur bière qui moussait inutilement dans leur chope. D’autres buveurs suivirent et, bientôt, la salle entière se remplit.

C’étaient, pour la plupart, des connaissances de la jeune femme. Dès la porte, ils criaient : Ah ! voilà notre Rosine ! la fêtaient, la taquinaient et, le bras à la taille, l’enlevaient pour un tour de valse. Ils bousculaient le jeune homme sans paraître le voir. Rosine aussi semblait