Page:Baillon - Le Perce-oreille du Luxembourg, 1928.djvu/80

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au-dessus du gouffre. Comment expliquer des idées d’enfant avec des mots d’homme. Un sentiment poussait en moi dont je ne me rendais pas compte. Heureux ? Il m’arrivait de chanter. Brusquement je pleurais, je boudais, une rage me prenait qui me faisait mal jusqu’au bout des doigts. Avaient-ils de nouveau faim, ces doigts, comme après la fillette ? Devant elle et les autres, je n’osais plus prononcer Varia. Je redevenais le sauvage trébuchant sur « elle » et « vous ». J’avais inventé un nom pour moi, Varetchka. Je le prononçais au fond de moi, avec des intonations à moi, afin qu’il fût à moi seul. Seul avec elle, trop près, j’avais peur. Je guettais le bleu de ses yeux, je notais le moindre de ses gestes et les reprenais la nuit en murmurant Varetchka. S’éloignait-elle, je la relançais ; quand je ne la découvrais pas, je pensais mourir.

Les soirées s’allongèrent. De voisin à voisin, on s’assembla pour la veillée en décortiquant les amandes, ce qui s’appelait, je crois, le décalage. Les doigts occupés par l’écorce de ses fruits, l’oncle racontait des histoires. Des jeunes filles venaient. Tante plaçait ma chaise près de la leur. Ostensiblement, je ne voulais pas, afin qu’elle sût : « C’est à cause de moi. » Je le devais. D’ailleurs aucune n’était une Varia. Cela m’était aussi évident