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Page:Baillon - Moi quelque part, 1920.djvu/158

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Frère Joachim, qui s’occupe de la basse-cour, et frère Raymond, qui dirige la ferme, ne s’entendent pas très bien.

— Vos vaches, dit le premier, on devrait les supprimer, elles coûtent gros et ne rapportent rien.

— Vos bêtes, riposte le second, elles sont contentes assez de chercher leur nourriture hors de ce qui tombe du cul des miennes.

Et tout cela, suivant la règle, ils doivent se le dire avec des signes.

Frère Antoine.

Frère Antoine, qui est maintenant presque aveugle, a vu autrefois une chose très laide. Il n’aime pas en parler.

Dans le parc des volailles, tandis qu’à tâton il froisse de l’osier pour tresser des corbeilles, je me pose devant lui.

— Vraiment, frère, ce que vous avez vu, c’était si laid que ça ?

— Oui, dit le frère, sans relever la tête.

— Et vous ne voudriez pas me le dire ?

— Non, dit le frère, c’est trop laid. Je ne le dis à personne. Jamais je n’oserais…

— Oh ! à moi, frère, vous savez…

Les paupières clignotantes, le frère tâche d’y voir si je suis sérieux.

— Eh bien, dit-il, voilà.

Il était jeune alors. Pour le compte de son père qui était négociant, il visitait les petites épiceries de village. Un jour, Dieu sait comme, il arrive dans cette mauvaise ville de Bruxelles et le soir donne dix sous pour entrer dans un théâtre.

— Je me trouvais tout en haut, dans une espèce de jubé d’église, où il y avait beaucoup de monde. En dessous, il y avait aussi beaucoup de monde, et au bout, dans une partie très claire où se voyait un jardin, un homme, dans un drôle de costume, parlait avec une femme, dont la robe ne tenait pas aux épaules.

— Ils jouaient la pièce, frère.

— Je ne sais pas. La dame remuait beaucoup et alors ce que j’ai fait, c’était mal, mais je ne pouvais m’empêcher de voir… de regarder… Mais non vraiment, c’est trop laid.