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Elle a passé cent ans.

Si elle connaissait le mot, elle me dirait :

— L’âge est une convention.

Fi du fauteuil, où les gâteux de la ville tiennent leur rôle de centenaire. Elle est debout — sans bâton puisqu’elle a ses jambes.

Elle n’a pas le nez crochu, ni le menton d’une sorcière. Elle ne crache pas ; elle ne tousse pas ; ses lèvres découvrent trois dents qui feraient encore leur effet dans le sourire d’une jeune fille.

Sa peau se crevasse comme le fond desséché d’un marais, mais elle n’a pas plus de rides que les vieilles, plus jeunes, et Fons, son fils, en montre autant.

Elle dédaigne le bonnet ; de loin on croirait qu’elle en porte, tant ses cheveux sont blancs ; une mèche restée rousse lui tient lieu de ruban par derrière.

Elle parle et sa voix ne chevrote pas comme chez les artistes qui jouent les vieilles au théâtre.

— Elle m’appelle : Mon petit.

— Vous avez soixante ans, juge-t-elle de Marie qui en compte trente à peine.

Pour elle, jusqu’à cinquante, les hommes sont des enfants ; à quatre-vingts on commence à vivre. Vieillir, on ne le fait pas : on meurt.

Une fois, elle a cru mourir : il y a longtemps, le jour où son homme est revenu mort sur une charrette. Elle n’a pas réussi. Maintenant elle ne pense qu’à une chose : vivre.

— Dans cinq ans, le fils de ma Trees fêtera ses noces d’argent. J’y serai.

Elle a vu beaucoup de choses : des vaches crever, d’autres venir et des cochons de quoi remplir l’église. Que de foin elle a retourné, que d’épis noués en gerbe ! Elle a vu défricher la bruyère où se dresse maintenant le château du baron qui est mort. Elle a vu restaurer le couvent des Trappistes, rebâtir le clocher de Westmalle, la foudre précipiter sur sa ferme, la cime du grand chêne, qui a eu le temps de refaire ses branches.

Et les gens dont elle se souvient et que l’on ne connaît plus !