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Il me mène au fond du jardin, devant un tumulus de glaise, avec une cheminée de locomotive et un grand trou au milieu.

— Les paysans ne savent pas cuire leur pain. Le mien est excellent. Goûtez.

Il me tend quelque chose. C’est noir, c’est dur, ça croque : comme charbon, c’est assez réussi.

L’abbé connaît tous les métiers : laissez-le faire. Les ouvriers qui maçonnaient sa maison n’en seraient pas venus à bout, s’il ne leur avait, lui-même, gâché le plâtre. Ingénieur, il ravine son jardin pour y lancer des ponts. Il cultive les tomates, il sélectionne des volailles, il a toujours de grands travaux en train. Il ne lui manque qu’une chose, c’est de les continuer. Pendant qu’il cajole ses tomates, ses poules prennent la morve, et quand il s’occupe de les soigner, ses ponts s’écroulent.

Il semble surtout construire des ruines.

Sa maison toutefois en complète. Elle est même double : deux vestibules, deux balcons, deux fois ce qu’il lui aurait fallu de pièces. Il espérait en louer une partie aux villégiateurs d’été. La première année, ils ne sont pas venus : maintenant c’est lui qui ne veut plus.

Ces chambres, où les souris sèment leurs pilules, ne lui conviennent pas : elles sont beaucoup trop grandes. Il s’en maçonne à sa manière, avec d’anciennes fenêtres, des briques de rebut qu’il achète à mesure chez les démolisseurs.

La porte de son salon provient d’un restaurant : elle est vitrée : la glace de gauche renseigne : « Entrée des … » ; sur celle de droite deux amours se sucent les lèvres. L’un est une petite fille, l’autre très visiblement le contraire.

L’abbé n’aime pas le gaspillage. Son sucre, il l’achète en pain, ce qui est moins cher que de l’acheter en morceaux. Le bloc trône au milieu de la table, reléché par les mouches. Quand il en veut, avec un maillet et un ciseau, il frappe dessus comme un sculpteur qui taille une statue. Les éclats volent par terre où la servante les retrouve et les balaie aux ordures.

Au fait, est-ce bien une servante ? Forte et jeune, elle a la poitrine un peu lourde pour servir un abbé.