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flancs s’élargir pour fuir la colère paternelle, elles vont pleurer leurs amours dans les maternités secourables.

Mais pour une qui faute, pour une qui quitte les ateliers, on n’en voit pas moins les trottins effrontés dans les brumes légères du soir sautiller sur les trottoirs.


IV


Le trottin a mué, la rampante chenille est devenue papillon, un papillon qui se saoûle du parfum des fleurs, mais qui se brûlera un jour les ailes à la flamme des becs de gaz.

C’est pour elle maintenant que se ruinent les fils de famille, ses sourires valent des billets de mille et des étoffes de prix recouvrent ses blanches épaules, ces étoffes qu’autrefois elle osait à peine toucher de ses doigts de trottin maladroit. La revanche. Son seul désir c’est d’éclipser d’un luxe tapageur et de toilettes excentriques les belles clientes de la maison, les entretenues d’hier.

Et quand par les soirs de printemps les landaus et les coupés dévalent lentement vers la cascade, immense cavalcade de toutes les luxures à travers les allées ombreuses du Bois, la parvenue jette un regard de dédain sur les fiacres numérotés que traînent de maigres haridelles. Le papillon brille de tout son éclat.

Mais un soir que la fête a duré jusqu’au matin et qu’un cortège nombreux de jeunes ennuyés accompagne jusqu’à sa voiture la belle Thaïs qui se rit de ces caniches amoureux, passe un trottin qui grelotte sous la morsure du froid matinal. Pourquoi donc en son âme blasée un sentiment de pitié s’éveille-t-il au souvenir de son enfance malheureuse ? Les folles parties de plaisir à travers les restaurants de nuit, les banalités débitées à deux genoux par tous les gommeux inoccupés n’ont donc pas desséché son cœur ?

Elle revoit, en un instant, le taudis où gitent encore ses petites sœurs, et les querelles incessantes entre son père et sa mère, les jours de paye surtout, puis sa première équipée à la foire de St-Cloud lui revint à la mémoire. La douce chanson d’amour que chantèrent alors ses vingt ans !

La fillette passe, se rendant à l’atelier, ses petits yeux battus et l’ébouriffement de ses cheveux disent le sommeil brusquement interrompu. La belle maîtresse des princes exotiques l’arrête par le bras, et, vidant dans ses mains bleuies sa bourse pleine de pièces d’or, se détourne pour ne pas pleurer.

C’est qu’elle songe à l’époque déjà lointaine où, parmi les trottins effrontés, elle sautillait sur les trottoirs.

Marcel Baillot.

Directeur littéraire : ALBERT de NOCÉE, Bruxelles, rue Stévin, 69