Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/167

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

la laissât faire, bientôt elle en aurait vingt, et l’Allemagne entière lui serait soumise. Il est donc nécessaire de mettre un frein à son ambition, en restreignant d’abord, autant qu’il est possible, son état de possession en Allemagne, et ensuite en restreignant son influence par l’organisation fédérale. »

Talleyrand, qu’il ne faut ni exalter ni diminuer, n’a pas été sans montrer des contradictions et des faiblesses dans son œuvre diplomatique. Mais il a représenté au plus haut point les idées raisonnables qui s’imposaient après 1815 comme après 1830. Il était de l’école du possible. Il voyait juste et loin dans l’avenir quand il travaillait à l’alliance anglaise. En dépit des passions révolutionnaires, alors hostiles à tout ce qui était anglais, Talleyrand, suivant une pensée qui, déjà, avait été celle de Mirabeau, son ami, rêvait comme lui de « confier aux soins paternels et vigilants de la France et de l’Angleterre la paix et la liberté des deux mondes ». Talleyrand ne se trompait pas non plus lorsqu’il luttait contre le préjugé funeste du dix-huitième siècle, contre l’absurde faveur dont jouissait en France la Prusse « libérale ». Il avait écrit un jour à Napoléon, au début de l’Empire « On ne peut espérer que, d’ici à un demi-siècle, la Prusse s’associe à aucune noble entreprise. » Son seul tort était d’admettre qu’une période de cinquante années pût suffire à changer la nature prussienne. Mais enfin toutes les conditions nécessaires à la tranquillité de la France, à l’équilibre de l’Europe, Talleyrand les avait comprises ou entrevues à travers les bouleversements de son époque. Sous Louis XVIII d’abord, sous Louis-Philippe ensuite, il put faire à Vienne, ébaucher à Londres la politique de notre intérêt. Il donnait la formule française de toujours, et qui sera encore celle du vingtième siècle, lorsqu’il définissait sa position comme celle du « bon européen ». Talleyrand, ce n’est pas seulement l’opportunisme et l’habileté. C’est ce bon sens, cette modération, ce jugement qui, au cours des âges, avaient servi à créer et à conserver la France et faute de quoi la nation française est toujours allée à des catastrophes, Voilà ce qui a fait mépriser et honnir Talleyrand par les chimériques.

Victor Hugo a lancé contre lui des injures célèbres. Avant Hugo, Napoléon avait nommé son ancien ministre parmi les