Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/172

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déroulent, des « trois glorieuses » jusqu’à Sedan. Le dix-neuvième siècle et la démocratie se confondent en Béranger. Sa chanson, qui mêle Lisette et Bonaparte, Marengo et le grenier où l’on est bien à vingt ans, le cabaret de Mme  Grégoire et la grand’mère qui a vu l’Empereur, annonce et contient nos révolutions politiques, nos guerres civiles et étrangères, nos invasions et nos malheurs. Ce sont les plaisirs et la mystique du peuple, ses sentiments, ses souvenirs et ses illusions. C’est l’adolescence du siècle. Les Français auront préparé leurs futures souffrances en chantant.

Les couplets de Béranger sont beaucoup moins républicains que bonapartistes, ou plutôt, comme l’avait souhaité Napoléon lui-même, ils identifient la Révolution et l’Empire. Ils unissent le culte de l’honneur national et la passion de la gloire militaire au rêve d’un monde pacifique et fraternel : c’est le fonds de la doctrine des nationalités qui est à la fois humanitaire et belliqueuse. Ces chansons associent encore à la révélation de 1789 le souvenir de l’homme prédestiné. Ainsi elles ont puissamment aidé à former l’état d’esprit qui devait permettre la fortune extraordinaire de Louis-Napoléon Bonaparte. Le second Empire et la politique napoléonienne leur doivent d’avoir existé. Sedan et une grande Allemagne aussi…

Dans l’une des plus célèbres parmi ces petites pièces que Sainte-Beuve a définies des espèces de chansons épiques, le vieux sergent de Béranger, au berceau de ses petits-fils, dit la nostalgie des victoires, l’aigle tombé, la revanche de Waterloo et des traités de 1815. L’aède chante la guerre sainte des nations qui vengera les humiliations de la Patrie. Et son refrain exprime le souhait terrible d’un prophète inconscient :

Heureux celui qui mourut dans ces fêtes.
Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas

Le Dieu de Béranger, celui de la liberté et de la démocratie, n’a que trop exaucé ce vœu imprudent. Terrible Moloch ! Quelques années encore et il pourra se rassasier de sang. Pour la descendance du vieux sergent, pour les neveux et les arrière-neveux de Béranger, les occasions de mort héroïque ne manqueront pas. Sur les tombes de 1870 et de 1914, au milieu des tempêtes et des rumeurs du canon, des lambeaux de ces vieilles