Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/223

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1er mars 1854. Elle est dédiée « aux femmes, aux mères, aux filles ». Michelet y découvre l’avenir. Il le voit distinctement, avec son coup d’œil d’historien, c’est la « guerre européenne, interrompue pendant quarante années », qui recommence. Guerre sainte, guerre qui doit dévorer le monde après être partie des rivages de Crimée, mais le dévorer pour le rendre meilleur et plus pur. Le premier coup de canon lointain, « solennel et profond », Michelet l’écoute dans une extase prophétique. « Il tonne pour la grande guerre religieuse de l’Orient et de l’Occident. » Guerre religieuse : le vrai mot est lâché. C’est au nom de la religion tombée du Sinaï de Sainte-Hélène que la France marche à la bataille. Stratford Redcliffe croit que c’est « sa guerre » : l’ambassadeur anglais n’est que l’instrument de la justice, figure nouvelle de la Providence. Ce n’est pas une guerre de diplomates et que les diplomates seront maîtres d’arrêter. Ici Michelet devient prophète. De son trépied, il découvre l’avenir :

« Grande guerre, en vérité, et qu’on ne limitera pas. Pour le lieu, pour le temps et pour le caractère, elle ira grandissant. C’est la guerre de deux dogmes, ô femmes, de deux symboles et de deux fois, la nôtre et celle du passé. Ce caractère définitif, obscur encore dans les tâtonnements, les balbutiements de la politique, se révélera de plus en plus. Oui, quelles que soient les formes équivoques et bâtardes, hésitantes, sous lesquelles se produit ce terrible nouveau-né du temps, dont le nom sonne la mort de tant de cent mille hommes, — la guerre, — c’est la guerre du christianisme barbare de l’Orient contre la jeune foi sociale de l’Occident civilisé. »

La mort de centaines de mille hommes comme Michelet a vu juste ! Ce n’est pas aux tranchées de Sébastopol que peut s’arrêter « cette crise suprême d’où va surgir un monde ». Il faudra encore d’autres victimes, encore d’autres sacrifices. Le sang versé pour refouler la Russie tsariste et pour détruire en Europe l’influence de la réaction moscovite appellera d’autre sang. Nicolas Ier vaincu et mort, cet obstacle abattu, il faudra que d’autres Français succombent pour que les nations aient tout leur droit, jusqu’à ce que, l’ayant eu, comme l’Allemagne, elles s’en servent pour dominer et pour conquérir à leur tour et pour déchaîner des guerres plus atroces que toutes les