Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/282

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ramenait les nations vers le problème central. Ce pauvre dix-neuvième siècle, tout chargé de ses illusions et de ses fautes, ne mourait que pour léguer au vingtième la tâche de liquider ses erreurs.

« Et pourtant, si je veux échapper au passé ? » semblait dire alors la démocratie française. L’avertissement sibyllin de Fachoda était survenu au milieu d’une nouvelle crise politique et morale de la France : l’affaire Dreyfus, à maints égards, a fourni une réplique du boulangisme. Seulement les points de départ étaient bien différents. Au lieu d’être, comme dix ans plus tôt, l’agresseur, de prendre l’initiative, le nationalisme fut alors un sentiment de défense. C’est pourquoi ses pulsations furent moins nettes, moins vives, plus diffuses. Contre quoi réagissait l’instinct national qui prenait parti pour l’armée et pour l’état-major ? Contre la conception démocratique qui cherchait, par l’antimilitarisme, sa réalisation intégrale. Toute la partie idéaliste du programme dreyfusien, Droit, Justice, cosmopolitisme, c’était le pavillon qui recouvrait la politique du moindre effort. De bonne foi, quelques esprits généreux, nourris de doctrine libérale, ont pu s’y tromper. L’histoire, qui distingue les causes et les effets, ne s’y trompe pas. Les chefs du mouvement n’y virent pas moins clair. Il s’agissait d’organiser définitivement en France un régime sur l’idée du renoncement et de la paix, une société affranchie des traditions et des disciplines d’un autre âge, libérée du passif légué par la génération antérieure, un État dont le principal souci serait d’assurer à l’individu la somme des satisfactions que peuvent procurer les lois sans ruiner l’ordre public. Le droit au bonheur deviendrait le premier des droits. Et quiconque troublait cet épicurisme social, en rappelant, comme Déroulède, le souvenir de 1870, le devoir à l’égard des provinces perdues, était voué aux maisons de fous. « Déroulède à Charenton ! » Ce cri de la rue n’était que la traduction injurieuse et grossière d’une idée de gouvernement, celle de Thiers et de Jules Grévy, épanouie dans une pleine maturité. A la fête du « triomphe de la République », lorsque le drapeau rouge, naguère proscrit, apparut, le président Loubet, fils, petits-fils de propriétaires, ne s’effaroucha pas de ce symbole, non plus que ses ministres bourgeois. On savait ce qu’il voulait dire. La République radicale-socialiste était née.