Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/294

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et le deuxième gotha mugissait :

— Moi, je suis l’Allemagne politique, je suis le puissant État que le vieux Guillaume et Bismarck ont fondé. Ils l’ont forgé par le fer et par le feu et ils l’ont assis sur le rocher de bronze des Hohenzollern. Déjà, Paris, tu as appris, en 1871, ce que c’était que la Prusse. Maintenant, la Prusse c’est toute l’Allemagne. Moi-même, d’où suis-je sorti ? D’un de ces petits duchés que les Parisiens trouvaient jadis si ridicules. Pour ce soir je veux me baptiser. Je veux me faire boulevardier, comme von Lucius en personne. Je m’appellerai la Grande-Duchesse de Gerolstein, et j’irai rire un brin du côté des Variétés.

— Bien dit, répondait le troisième. Assez longtemps nous avons été pulvérisés. L’Europe nous tenait dans la cage de ses traités, comme une bête malfaisante. Nous étions écartelés. On nous avait rogné les dents et les griffes. Mais nous avons été les plus malins en attendant d’être les plus forts. Nous avons apitoyé les libéraux du monde entier. Il y avait, en ce temps-là, un fameux principe qui était déjà à la mode. C’était le principe des nationalités. Nous nous en sommes emparés avec une hypocrisie dont nous nous faisons gloire, car tout est louable lorsqu’il s’agit de la grande Allemagne. Pourquoi ne serions-nous pas unis ? Pourquoi ne formerions-nous pas un seul État, comme les autres peuples ? Nous ne demandions que la liberté, le droit, la justice. Nous disions que, quand tous les Allemands vivraient ensemble, ne seraient plus séparés par des barrières artificielles, alors il n’y aurait plus de causes de conflits ni de guerres. Toutes les nations satisfaites vivraient en harmonie. Ce serait l’âge d’or... On nous a crus. Avons-nous été assez habiles Ainsi nous avons pu endormir les gouvernements qui nous surveillaient, puis les battre l’un après l’autre. Quel chef-d’œuvre ! Nous ne sommes pas encore revenus d’un pareil triomphe... Me voici justement dans les parages de la rue Michelet. Michelet, si je ne me trompe, c’était ce Français crédule et sentimental qui avait pleuré de joie en voyant la première fois le drapeau de la sainte Allemagne. Trop tard il avait versé des larmes de sang sur son erreur. Quelques bombes à la mémoire de Michelet !

Le quatrième gotha, qui survolait des quartiers riches, ronronnait pendant ce temps :