Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/598

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il l’a traversée en soldat qui a sa carrière à faire, prompt à saisir les occasions qu’elle lui offre. Il a servi les partis sans être d’aucun. Le 10 août, la résignation de Louis XVI l’indigne, parce qu’il a le don du commandement et le sens de l’autorité. L’instinct de la politique, le goût du risque, une confiance grandissante dans son étoile, une aptitude remarquable à comprendre les hommes et leurs besoins, à trouver les paroles et les actes qu’exige chaque situation, tels furent les éléments de sa réussite. Et pourquoi cette fortune extraordinaire s’est-elle terminée par une catastrophe ? Parce que Napoléon Bonaparte était prisonnier de la plus lourde partie de l’héritage révolutionnaire, prisonnier de la guerre de 1792, prisonnier des conquêtes. Avec la plupart de ses contemporains, il n’oubliait qu’une chose : l’Angleterre n’avait jamais permis, elle ne permettrait jamais que les Français fussent maîtres des Pays-Bas. Pour les en chasser, aucun effort ne lui serait trop coûteux. À cette loi, vieille de plusieurs siècles, la Révolution n’avait rien changé et l’avènement de Bonaparte ne changeait rien.

Tout fut facile d’abord. La France se jetait dans les bras de l’homme extraordinaire qui semblait deviner ses désirs. Les circonstances conspiraient avec son prestige et son adresse pour lui donner sans partage le pouvoir. Selon la tradition révolutionnaire, le Directoire s’était « épuré » lui-même, et, ayant eu besoin du nom de Bonaparte et de son épée pour cette épuration, Sieyès et Roger Ducos lui avaient fait place parmi eux. De cinq directeurs, on passait à trois Consuls. Tout de suite, le général Bonaparte fut le premier, le seul. Il gouverna, rassurant les révolutionnaires nantis et la masse paisible de la population. Il effaçait les restes du jacobinisme, l’impôt forcé progressif et l’odieuse loi des otages. Il rendait les églises au culte et pacifiait la Vendée par l’arrêt des persécutions religieuses. Il annonçait la fin de l’atroce misère due aux assignats, misère que le Directoire, malgré ses promesses, avait été impuissant à guérir. La Révolution née de la peur du déficit, avait ouvert un gouffre. La mort du papier-monnaie n’avait pas été un remède. On comprenait pour la première fois que la réorganisation des finances et le retour à la prospérité dépendaient d’une réorganisation politique et d’un gouvernement fort. Les finances, sous l’ancien régime, n’avaient