Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/605

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malheureux rentiers qui avaient attendu de 1789 un raffermissement de leur créance sur l’État et qui n’avaient vu que la banqueroute, commençaient enfin à être payés. C’était, il est vrai, avec une grosse réduction. Le Directoire avait promis de reconnaître le tiers de leur revenu, le « tiers consolidé » qui déguisait la faillite. Il avait fallu attendre le Consulat pour que cette promesse elle-même fût tenue. Ainsi finissait, par un sacrifice pour les capitalistes, l’âpre conflit qui, sous l’ancien régime, les avait mis aux prises avec l’État et qui avait été une des causes de la Révolution.

Dans cette grandeur et cette prospérité, le Premier Consul avait pourtant une inquiétude, et cette inquiétude était légitime. Après tout, son pouvoir manquait d’une base solide. Il le possédait pour dix ans, il s’en était écoulé trois, et la Constitution de Sieyès, même revue et corrigée, n’était pas des plus rassurantes pour la stabilité du régime. Une opposition très vive s’était déjà manifestée au Tribunat et n’avait ménagé aucun des projets auxquels Bonaparte tenait le plus, ni le Concordat, ni l’ordre de la Légion d’Honneur, ni le Code Civil. Cette opposition deviendrait plus dangereuse avec le temps et à mesure qu’on se rapprocherait du terme des dix années. On apercevait clairement que, comme sous le Directoire, la France oscillerait encore entre les royalistes et les Jacobins, qu’on retournerait aux agitations et à l’anarchie. Pour asseoir le régime nouveau, des procédés tels que l’élimination des opposants, forme atténuée des épurations de la période révolutionnaire, ne suffisaient pas. Par une pente naturelle, on voulut lui donner l’avantage de la durée afin de soustraire le pouvoir aux contestations. On en venait ainsi au rétablissement de la monarchie en faveur du Premier Consul. Lui-même dissimulait ses désirs et son ambition, ne demandait rien, laissait agir ses amis. Après le triomphe de la paix d’Amiens, ils proposèrent de lui attribuer une récompense nationale, mais le Sénat ne vota qu’une autre période de dix années. C’était, malgré tout, une déconvenue. Alors Cambacérès imagina de soumettre au peuple la question de savoir si, oui ou non, Napoléon Bonaparte (son prénom commençait à paraître officiellement) serait nommé Premier Consul à vie, et trois millions et demi de voix, contre moins de dix mille,