Page:Baju - L’École décadente, 1887.djvu/21

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ont quelque chose du frémissement de la vie.

L’homme au cœur immense à qui il a été donné de tout sentir et de reproduire si exactement les émotions les plus fortes comme les sensations les plus fugaces, par une de ces fatalités inhérentes à la nature humaine, devait aussi accepter, comme épreuve à ses hautes facultés, tout ce que la vie a d’affreux, d’écœurant et de noir.

Je ne tenterai pas de narrer ses accidents. Lui seul peut dire les phases douloureuses de son existence et est capable de communiquer au lecteur l’horreur de cette société maudite qui l’écrase de sa brutalité d’ignorante, lui si doux, lui si faible, lui si sage. Ce serait aussi une tâche trop lourde pour moi ; Verlaine s’en acquittera sans doute un jour. À quoi bon étaler sa misère devant un siècle qui ne saurait qu’en rire et qui n’a d’admiration que pour les médiocrités braillardes, et de cœur que pour les prostituées ?

D’ailleurs Verlaine est plus grand que le mal, puisqu’il vit et qu’il le tolère encore. S’il voulait guérir, il a le remède en lui et il aurait la force de se l’appliquer. Plus fort que ces esclaves qui mouraient sous les étrivières ou sous les meurtrissures des chaines, il ne laisserait pas à la douleur physique ou à la faim une haute prérogative qui n’appartient qu’à lui.

Lorsque, impuissant à surmonter son dégoût, il aura effectué l’affranchissement suprême de son génie, sans doute on trouvera parmi ses papiers intimes cette autobiographie vengeresse qui stigmatisera dans le Futur l’opprobre du XIXe siècle. Oui, elle mérite d’être flétrie cette époque néfaste qui voit Verlaine sur la paille et Boulanger au pinacle : le génie méconnu et le braillard acclamé. Quel temps ! un homme qui n’a rien fait, dépasser en réputation militaire