Page:Baker - Insoumission à l'école obligatoire, 2006.djvu/177

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

n’ayant plus besoin de hochets, celui-ci a envie de prendre en mains son existence, de travailler à la réalisation de ses projets.

Dans tout cela, sans doute y a-t-il une part de vérité. Incontestablement, le jeu distrait d’une réalité insupportable ; et il n’est pas moins certain qu’ordinairement le travail se déroule dans le plus tragique ennui. Mais le jeu, cette luxueuse inutilité, ce rêve qu’on peut faire à plusieurs, est aussi le plaisir de la poésie, de la liberté de voir autrement le monde et d’en faire jaillir par l’idée créatrice une émotion profonde.

Ce qu’il est pour l’enfant nous est devenu réellement étranger. Une seule fois, j’ai pu m’en approcher. Tu te souviens ? J’avais pris de l’acide, ta présence m’était exquise ; tu devais avoir cinq ou six ans et nous avons joué à la dînette. J’ai compris alors qu’en l’enfant ludique l’unité entre l’imaginaire et le réel était totale. Pas de personnage ni de double. (Les seuls jeux de l’adulte qui souffriraient peut-être encore la comparaison seraient les multiples variantes de celui qu’on appelle « de la vérité » ou encore la roulette russe.) Au cours de l’adolescence, se produit une série de ruptures. Tu ne joues plus à, tu te joues de. Tu prends tes distances ; c’est cela sans doute « devenir grande ». Et tout ton rapport au monde sera contenu désormais dans cette question de la distance…

« Maturité de l’homme : retrouver le sérieux qu’il mettait au jeu étant enfant. » Nietzsche (Par-delà le bien et le mal).

La conception ordinaire de l’adulte, c’est que l’homme fait partie du monde alors que l’enfant a les meilleures raisons de croire que le monde fait partie de lui : il le transforme, le crée, le pense. Son monde est fantasque, libre. La force des choses ne sera toujours que notre manque d’imagination.

Les enfants non scolarisés que nous connaissons toi et moi ne sont jamais mous et mornes comme ces malheureux élèves écrasés par leur impuissance dans le train scolaire qui les emmène au front. Le front, la « vie active ». On ne cesse, sous diverses formes, d’exprimer devant moi cette idée qu’il faut bien, « malheureusement », que les enfants s’ennuient à l’école pour « s’habituer ». Tu t’es, toi aussi, laissé dire que j’avais eu tort de ne pas te scolariser parce que plus tard tu ne pourrais « jamais supporter les contraintes du travail », par ce dernier euphémisme, ils entendent la tristesse du servage.

Il ne fait aucun doute — contrairement à une idée très répandue — que les hommes se donnent un mal fou pour s’accoutumer à mourir. Ils vivent comme des mourants, à l’économie.