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Page:Bakounine - Œuvres t5.djvu/48

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    avec une sorte de passion. Je la voyais, elle si occupée, plusieurs fois par semaine ; elle m’amenait ses enfants, son mari. Elle m’écrivait encore fréquemment. Il est difficile de ne pas se laisser prendre le cœur à tant d’affection. Je n’y vais pas si vite, moi ; mais une fois que j’y suis, j’y reste. Le christianisme se taisait ; le socialisme le remplaçait entre nous, au moins dans son aspiration générale, où nous nous entendions fort bien. Elle voulut connaître mon ami le socialiste, l’ouvrier [Malon] ; l’entrevue fut pieuse, enthousiaste. C’était en 1868 ou 1869. Cette ferveur dura jusqu’à la République. Alors les événements nous prirent chacune de notre côté… Sous la Commune, je la vis à peine. Malon leur donna des sauf-conduits pour aller en province et en revenir, tout ce qu’ils voulurent, ce qui n’a pas empêché ce triste bonhomme de Pressensé d’oser dire à l’Assemblée qu’il avait couru risque de la liberté et de la vie à rester parmi les barbares de la Commune. Il fut parfaitement lâche et cruel pendant les massacres ; elle, bonne, dévouée, comme toujours ; mais non plus la même pourtant, je le sentais bien et l’avais senti depuis longtemps. Elle a fait, malgré son mari, un acte de dévouement pour nous en portant en Suisse une lettre destinée à nous procurer des passeports. Elle ne m’a point abandonnée dans le péril. Mais j’ai senti, ou cru sentir, que le besoin d’amitié n’était plus le même, et quand, moi étant à Genève, elle y a passé pour retourner en France, rapidement sans doute, mais enfin sans me voir, j’ai cessé de lui écrire, la voyant trop tiraillée entre son milieu et moi. Je ne cessais pas de l’aimer pour cela. Elle n’a pas réclamé ; le silence s’est fait entre nous jusqu’au moment où j’ai appris qu’elle avait ajouté foi sur mon compte aux ignobles calomnies du Figaro qui m’attribuait, vous le savez, d’avoir conseillé les fusillades, sous la Commune. Je n’ai pu croire qu’elle eût pu se tromper à ce point sur moi. J’ai prié Isaure Périer [Mme Aristide Rey] d’aller lui rapporter ce bruit et de lui demander de ma part une explication. Elle a avoué avoir cru la chose, et qui, de la part de tous ceux qui me connaissent et m’ont entendue seulement un peu, est une stupidité avant d’être toute autre chose. De ce moment, je ne puis plus la considérer comme amie, et j’en ai la plaie au cœur, car ce n’est pas avec l’imagination que j’aime, quant à moi, et l’amitié ne m’est pas une poésie de circonstance. Il y a dans ce protestantisme une sensiblerie poseuse qui gâte les meilleurs. Elle est des meilleures certainement, mais il y a plus de chaleur dans la tête que de constance dans le cœur, je le crois du moins. »