Page:Bakounine - A mes amis russes et polonais, 1862.djvu/11

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composée de quelques dizaines d’élus. Il éveilla en eux une nouvelle vie intellectuelle, l’amour de l’humanité, alluma le feu sacré des nobles élans, créa un monde idéal, un monde bien beau, mais sans forces et incapable de réalisation ; sans force parce que s’étant formé sous l’influence de l’Occident seul, en dehors de la véritable vue russe, il n’avait rien de commun avec elle, aucun champ d’action possible. Mais, placé dans des conditions si défavorables, ce monde ne s’écroula pas ; il prit au contraire un développement rapide, en même temps que notre littérature mûrissait et que nos universités se fondaient ; ce fut, parmi ces dernières, l’université de Moscou qui revendiqua, si je peux m’exprimer ainsi, le privilège exclusif de sauvegarder et de répandre le feu sacré parmi les fils encore purs d’une noblesse sauvage et corrompue.

Sous Alexandre I les nobles idéalistes ne se comptaient plus par dizaines mais par centaines. Par l’échauffourée de décembre 1825, il prouvèrent la pureté, la noblesse de leurs desseins, mais aussi toute leur impuissance. Il y avait parmi eux des hommes d’un génie incontestable ; Pestel, par exemple, qui entrevit le premier la nécessité d’une révolution sociale et économique en Russie, qui pressentit la dissolution de l’empire russe et une confédération libre des nations slaves ; — il a tout prédit, mais ne put rien faire, car il agissait en gentilhomme, et cela en Russie, où la majorité de la noblesse, pour des péchés anciens et récents, est prédestinée à une fin inévitable et où la minorité devra se fusionner avec le peuple, se perdre dans ses rangs, pour vivre et agir avec lui, ou bien se condamner à une inactivité honteuse et être responsable des péchés de la majorité.

Ce ne sont plus des centaines, ce sont des milliers de nobles, tout ce qu’il y a parmi eux d’hommes nobles par le cœur et la pensée, qui demandent l’abolition de la caste nobiliaire. Si la majorité avait plus d’esprit et de tact, elle comprendrait que la force ne repose plus dans le Czar mais dans le peuple, que celui-ci ne pactisera jamais avec la noblesse, qu’en lui la haine contre elle va de pair avec l’amour de la liberté, de la glèbe et que la noblesse n’a, dans les tourmentes sociales qui nous menacent, d’autre ancre de salut