Page:Bakounine - Lettres à Herzen et Ogarev, trad. Stromberg, Perrin, 1896.djvu/117

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étaient joués par les Kleinmichel, les Orloff, les Zakrevski, les Panine, etc., etc., les hommes du règne de Nicolas que vous avez tous connus, c’était une chose facile que de les juger dans leurs actes, mais à présent, sur l’arène politique apparaissent des personnages qui vous sont entièrement étrangers. Et vous êtes obligés de porter votre jugement sur eux et sur leurs actes suivant les informations qui vous sont envoyées de Russie. Quel est donc celui qui pourrait vous garantir leur authenticité ? Ne devriez-vous pas avoir en Russie quelques amis de vos coreligionnaires, connaissant bien le pays et doués du talent pratique de la perspicacité et du bon sens, à la bonne foi et à la justesse des appréciations desquels vous pourriez vous lier entièrement, qui par leur témoignage certifieraient, en les appuyant, les faits qui vous sont rapportés. Car, autrement, vous serez toujours trompés et vous finirez par ne plus avoir aucune influence en Russie. Certes, je sais bien qu’il n’est pas facile de trouver de ces correspondants, même parmi les journalistes et même parmi ceux qui appartenaient jadis à nos cercles, — la plupart d’entre eux sont engourdis et, bien que vivants, ils parlent et agissent comme des morts au milieu des morts.

Quel étrange phénomène présente actuellement la vie publique en Russie, qu’elle soit officielle ou particulière ! C’est bien l’empire des ombres dans lequel se meuvent et discutent des fantômes d’hommes qui ont, semble-t-il, la faculté de penser et d’agir mais qui, cependant, ne vivent pas. C’est chez eux la rhétorique de toutes les passions, là où la passion elle-même fait défaut. On n’y voit ni réalisme, ni caractère prédominant, les tempéraments eux-mêmes n’existant plus. Toute la littérature est de l’écriture, du bavardage,