Aller au contenu

Page:Baltasar Gracián - L’Homme de cour.djvu/75

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
75
L’HOMME DE COUR

quent, mais avec cette différence que les gens d’esprit pallient les fautes faites, et que les fous montrent celles qu’ils vont faire. La réputation consiste dans la manière de faire, plutôt que dans ce qui se fait. Si tu n’es pas chaste, dit le proverbe, fais semblant de l’être. Les fautes des grands hommes sont d’autant plus remarquables que ce sont des éclipses de grandes lumières. Quelque grande que soit l’amitié, ne lui fais jamais confidence de tes défauts ; cache-les même à toi-même, si cela se peut. Du moins, on pourra se servir de cette autre règle de vie, qui est de savoir oublier.

CXXVII

Le je-ne-sais-quoi.

C’est la vie des grandes qualités, le souffle des paroles, l’âme des actions, le lustre de toutes les beautés. Les autres perfections sont l’ornement de la nature, le Je-ne-sais-quoi est celui des perfections. Il se fait remarquer jusque dans la manière de raisonner ; il tient beaucoup plus du privilège que de l’étude, car il est même au-dessus de toute discipline. Il ne s’en tient pas à la facilité, il passe jusqu’à la plus fine galanterie. Il suppose un esprit libre et dégagé, et à ce dégagement il ajoute le dernier trait de la perfection. Sans lui toute beauté est morte, toute grâce est sans grâce. Il l’emporte sur la valeur, sur la discrétion, sur la prudence, sur la majesté même. C’est une route politique, par où l’on expédie bientôt les affaires ; et enfin l’art de se retirer galamment de tout embarras.