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L’HOMME DE COUR

s’échappe toujours à la fin, parce qu’ils n’ont différé de la montrer que pour la rendre plus solennelle. Il est bien difficile que celui qui ne sait pas conserver son propre crédit puisse soutenir celui d’autrui. D’ailleurs, les sots sont très malheureux ; car la misère est attachée à l’impertinence, comme la peau aux os. Ils n’ont qu’une seule chose, qui n’est pas tant mauvaise : c’est que, comme la sagesse des autres ne leur sert de rien, ils sont au contraire très utiles aux sages qui s’instruisent et se précautionnent à leurs dépens.

CXCVIII

Savoir se transplanter.

Il y a des gens qui, pour valoir leur prix, sont obligés de changer de pays, surtout s’ils veulent occuper de grands postes. La patrie est la marâtre des perfections éminentes ; l’envie y règne comme en son pays natal ; l’on s’y souvient mieux des imperfections qu’un homme avait au commencement que du mérite par où il est parvenu à la grandeur. Une épingle a pu passer pour une chose de prix, en passant d’un monde à l’autre ; et quelquefois un verre a été préféré à un diamant, pour être venu de loin. Tout ce qui est étranger est estimé, soit à cause qu’il est venu de loin, ou parce qu’on le trouve tout fait et dans la perfection. Nous avons vu des hommes qui étaient le rebut d’un petit canton, et qui sont aujourd’hui l’honneur du monde, étant également révérés de leurs compatriotes et des étrangers ; des uns parce qu’ils en sont loin, et des autres parce