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Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 14.djvu/96

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ÉTUDES PHILOSOPHIQUES.

et le souvenir de ses premières noces lui donne de l’horreur pour l’amour. Je revins à pied du faubourg Saint-Honoré, où Fœdora demeure. Entre son hôtel et la rue des Cordiers il y a presque tout Paris, le chemin me parut court, et cependant il faisait froid. Entreprendre la conquête de Fœdora dans l’hiver, un rude hiver, quand je n’avais pas trente francs en ma possession, quand la distance qui nous séparait était si grande ! Un jeune homme pauvre peut seul savoir ce qu’une passion coûte en voitures, en gants, en habits, linge, etc. Si l’amour reste un peu trop de temps platonique, il devient ruineux. Vraiment, il y a des Lauzun de l’École de droit auxquels il est impossible d’approcher d’une passion logée à un premier étage. Et comment pouvais-je lutter, moi, faible, grêle, mis simplement, pâle et hâve comme un artiste en convalescence d’un ouvrage, avec des jeunes gens bien frisés, jolis, pimpants, cravatés à désespérer toute la Croatie, riches, armés de tilburys et vêtus d’impertinence ? — Bah ! Fœdora ou la mort ! criai-je au détour d’un pont. Fœdora, c’est la fortune ! Le beau boudoir gothique et le salon à la Louis XIV passèrent devant mes yeux ; je revis la comtesse avec sa robe blanche, ses grandes manches gracieuses, et sa séduisante démarche, et son corsage tentateur. Quand j’arrivai dans ma mansarde nue, froide, aussi mal peignée que le sont les perruques d’un naturaliste, j’étais encore environné par les images du luxe de Fœdora. Ce contraste était un mauvais conseiller, les crimes doivent naître ainsi. Je maudis alors, en frissonnant de rage, ma décente et honnête misère, ma mansarde féconde où tant de pensées avaient surgi. Je demandai compte à Dieu, au diable, à l’état social, à mon père, à l’univers entier, de ma destinée, de mon malheur ; je me couchai tout affamé, grommelant de risibles imprécations, mais bien résolu de séduire Fœdora. Ce cœur de femme était un dernier billet de loterie chargé de ma fortune. Je te ferai grâce de mes premières visites chez Fœdora, pour arriver promptement au drame. Tout en tâchant de m’adresser à son âme, j’essayai de gagner son esprit, d’avoir sa vanité pour moi. Afin d’être sûrement aimé, je lui donnai mille raisons de mieux s’aimer elle-même. Jamais je ne la laissai dans un état d’indifférence ; les femmes veulent des émotions à tout prix, je les lui prodiguai ; je l’eusse mise en colère plutôt que de la voir insouciante avec moi. Si d’abord, animé d’une volonté ferme et du désir de me faire aimer, je pris un peu d’ascendant sur