Page:Balzac-Le député d'Arcis-1859.djvu/14

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— Ma foi ! j’ai souvent eu à supporter le feu des batteries ennemies ; eh bien ! mon âme, je ne dis pas mon corps, n’a jamais tremblé ; mais s’il fallait me mettre là, dit le vieux militaire en se plaçant à la table à thé, regarder les quarante bourgeois qui seront assis en face, bouche béante, les yeux braqués sur les miens, et s’attendant à des périodes ronflantes et correctes… j’aurais ma chemise mouillée avant d’avoir trouvé mon premier mot.

— Et il faudra cependant, mon cher père, que vous fassiez cet effort pour moi, dit Simon Giguet en entrant par le petit salon, car s’il existe, dans le département de l’Aube, un homme dont la parole y soit puissante, c’est assurément vous. En 1815…

— En 1815, dit ce petit vieillard admirablement conservé, je n’ai pas eu à parler, j’ai rédigé tout bonnement une petite proclamation qui a fait lever deux mille hommes en vingt-quatre heures… Et c’est bien différent de mettre son nom au bas d’une page qui sera lue par un département, ou de parler à une assemblée. À ce métier-là, Napoléon lui-même a échoué. Lors du 18 brumaire, il n’a dit que des sottises aux Cinq-Cents.

— Enfin, mon cher père, reprit Simon, il s’agit de toute ma vie, de ma fortune, de mon bonheur… Tenez, ne regardez qu’une seule personne et figurez-vous que vous ne parlez qu’à elle… vous vous en tirerez…

— Mon Dieu ! je ne suis qu’une vieille femme, dit madame Marion ; mais, dans une pareille circonstance, et en sachant de quoi il s’agit, mais… je serai éloquente !

— Trop éloquente peut-être ! dit le colonel. Et dépasser le but, ce n’est pas y atteindre. Mais de quoi s’agit-il donc ? reprit-il en regardant son fils. Depuis deux jours vous attachez à cette candidature des idées… Si mon fils n’est pas nommé, tant pis pour Arcis, voilà tout.

Ces paroles, dignes d’un père, étaient en harmonie avec toute la vie de celui qui les disait.

Le colonel Giguet, un des officiers les plus estimés qu’il y eût dans la grande armée, se recommandait par un de ces caractères dont le fond est une excessive probité, jointe à